Petit Jack

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             Le silence fût de plomb lorsqu'il rentra. Tous, s'étaient tu. Pourtant, cette quiétude des lieux ne le dérangeait guère, sachant pertinemment ce que cela signifiait. Costume gris sur une chemise blanche qui enveloppait sa physionomie menacée de depuis tantôt, les pas claquants élégamment le parquet dans une démarche des plus altières, ceci malgré les soixante-dix ans d'âge sonnants, ainsi s'effectua une énième apparition matinale devant son auditoire de toujours.
      -Bonjour, Monsieur Léonard.

            Le vieil homme, professeur universitaire de lettres modernes, ne bronchait que d'un hochement de la tête, pour répondre aux salutations que lui décernait une jeune fille assise au premier rang. Poursuivant sa marche, il alla vers un bureau sur lequel il déposa ses effets, puis un caillou, sorte de pierre plate, blanche, surtout remarquable par sa petitesse ; celle-ci, tantôt retirée d'une poche de sa veste. La pierre posée, il se retourna, faisant ainsi face au petit monde de la salle.

-Imaginons que j'arrive un matin comme celui-ci, je rentre, je sors une pierre comme celle-ci et que je vous propose de me l'acheter à, disons un million d'euros. Combien d'entre vous, seraient prêts à dépocher une telle somme ?

      Il s'arrêta sur ce mot, dérivant le regard d'un visage à un autre, en patiente attente d'un petit doigt qui oserait se montrer. Mais, aucun. Personne.

    -Je m'en doutais bien. dit-il en entamant de petits pas sur sa gauche. Je puis vous comprendre, entre autre. Certains d'entre vous diront : "somme trop importante pour une si petite pierre. " Le pire, rien de spécial que du calcaire. D'autres, peut-être bien, n'ont pas cet argent. Après tout, si vous pouviez disposer d'une telle somme, ce n'est pas à la fac que vous viendriez. A moins l'extinction des voitures de luxe et des jolies filles.

      A cette remarque, un léger glapissement de rire se fit entendre.
    -Mais, que se passerait-il, si j'attribuais à cette pierre, de calcaire, une histoire ? Qu'en dites-vous. Un caillou, c'est un caillou. Mais, un caillou à un million d'euros, c'en est bien un autre non ? disait-il en ouvrant les deux paumes.
    -Assurément, professeur. répondit sur le coup un jeune homme.
    -Bien dit, Jack ! Ce sera comme vous le voulez. Tout compte fait, vous n'y voyez pas d'inconvénient à ce que j'appelle mon caillou "Petit Jack" ?
    -Non. Aucun, disait le jeune homme.
      Le Professeur Léonard esquissa une légère moue de complaisance au visage, ceci notant la curiosité naissante dans les yeux du jeune garçon.

      -C'est l'histoire de Monsieur Gustave Florentin et sa femme, Anne-Marie Cavalier. Elle, retraitée infirmière, lui, photographe, peintre, portraitiste de renom. Ils emménagent tous deux dans une petite localité campagnarde, sous l'abri de feuillages verts, de branches d'arbre d'où chantent, à longueur de journée, oiseaux de toute variété, et jouissant surtout du roucoulement berceur d'une rivière non loin. Leurs journées se résumaient au réveil, au thé, au café ou au chocolat chaudement siroté dans les fraîcheurs matinales, puis la cueillette. Rappelez-vous. Le feuillage est épais. Autant dire que percevoir un fruit et le désirer d'entre toutes ces branches était bien plus qu'un protocole à remplir. Fruits jaunes, fruits rouges, fruits verts, Monsieur Florentin ne disposait que du moyen de lance pierre pour espérer les atteindre. Et, des pierres, il y en avait de bien grosses, de considérables, de moyennes, de petites, et il y avait Petit Jack. Chaque matin, Petit Jack voyait ses frères et sœurs être projetés fougueusement à la rencontre d'une belle prune convoitée, d'une mangue juteuse. Quant à lui, on pourrait se demander si seulement Monsieur Florentin doutait de sa présence. Petit Jack n'était jamais choisi. Ce qui le rendait bien triste.

      Trois jours passèrent. Quatre. Une semaine. Deux. Un mois. Petit Jack s'enfouissait encore pire sous terre. Les chances pour qu'il soit pris un jour décroissaient. Le froid l'encombrait. Coincé dans cet amas de terre, il se convainquait que jamais, il ne serait d'une quelconque utilité. Il n'était bon qu'à être enterré au fur et à mesure par les broussailles qui ne demandaient pas mieux. Ah ! Les mauvaises herbes.

      Puis, cette nuit vint. Celle-là où le ciel se maquillait d'un faux semblant nuageux. Temps maussade qui alla durer jusqu'au lendemain matin, faisant encore perdurer d'épais nuages gris au ciel. Entre temps, il y eut cette limpide rosée, qui, d'une part, sortait Petit Jack de terre, mais également, couronnait sa face maintenant polie, de rondes gouttelettes d'eau, dansante d'une joie féerique.

      La nature, sujette à de tels émois et magnificence, rendait jaloux notre vieux Florentin, qui lui, ne voulait laisser s'évaporer autant de clichés. Trépied attaché au dos, caméra au bout du nez, rien ne lui échappait. Fleurs en éclosion, palpitants papillons, ailes dorées d'abeilles ; rien.

      Lorsqu'enfin un rayon de soleil, s'estimant assez photogénique pour être l'objet du célèbre photographe Florentin, parvint à se frayer un dans ce feuillage étouffant, ce fut dans un éclat qu'il alla dûment caresser sa curiosité, lui, qui se retourna pour mirer le bel astre de jour resplendissant, rayonnant de tout cœur. A la seconde près, Florentin se cambrait pour laisser glisser son trépied, le posa au sol puis ajusta sa caméra. Tout était prêt pour le clic. Le soleil qui souriait de miroitantes flammes, des nuages gris, cajolant ses joues, sauf, une chose. Son assortiment de photo ne tenait pas.

      Un pied, avec quelques millimètres de moins, donnait au cadre une inclinaison sur la gauche, qui ne plaisait pas pour autant au photographe. Jetant un regard dans son entourage, il alla s'emparer d'une branche séchée pour venir la placer sous l'organe posant problème. L'angle était cette fois décalé sur la droite. Il abandonnera cette branche pour une pierre trouvée non loin. Encore pire. Une seconde pierre. Les mêmes démarches pour les mêmes erreurs. Il tenta de son pied, calibrage presque réussi, mais il perdait dès lors de son aisance. Cela agaçait déjà Florentin. Le vieil homme était aux limites d'un emportement. Plus il ne pouvait trouver de quoi fixer son appareil, plus le temps passait, et plus les nuages effaçaient à nouveau le soleil. Si seulement ... Si seulement, il trouvait la bonne taille. Si seulement ...

      Petit Jack ! Finalement, celui-ci était vu. Finalement, l'attention était dressée vers lui. Et il aura à remercier ces gouttelettes de perles qui recouvrait sa face. Lorsque Florentin l'essayait, Petit Jack était à la rondeur proche. Plus de cadre qui s'inclinait. Le moment pouvait être capturé.

      Rentrant dans son logis, Florentin comptait quelques deux centaines de prises en boîtes. Toutes, aux couleurs l'une plus chatouillantes que l'autre. Il en réalisa la toile de cinq parmi elles, malgré tout. Seulement, trois mois plus tard, l'une de ces toiles sera la plus évaluée de sa galerie, soit donc celle qui représentait le lever de soleil de ce matin pluvieux. Plus d'un, s'émerveillaient et philosophaient quant à la splendeur du contenu. Lorsqu'on lui demandait d'expliquer une telle réussite et pourquoi ce tableau en particulier, il répondait : "Nous sommes chacun unique. Et c'est là toute notre valeur.". Dans son journal, il avouera sa reconnaissance envers quelque chose qu'il estimait de bien spécial. De distinct. Le soir, ayant achevé ses œuvres et remarquant à quel point cela l'avait intérieurement rempli de joie, Florentin brava les ténèbres et bêtes de la nuit, équipé d'une torche, pour se rendre sur les lieux du matin, en quête du Petit Jack. Et aujourd'hui, dix ans après sa mort, Petit Jack fut placé aux enchères et vendu pour la somme de cinq millions d'euros.

      Le récit de cette histoire vit planer dans cet amphithéâtre, un calme et une particulière attention, tant qu'aucune bouche ne s'ouvrait, plus rien ne semblait vivre. Le professeur Léonard, revenant à la réalité, s'étonnait de se retrouver, le postérieur en appui contre son bureau, les mains jointes vers l'avant. Même lui, était atteint du silence morne qui y régnait.
 
    -Je propose cinq millions cinq ! criait un étudiant depuis sa place, en levant la main droite.
    -Très bel investissement, Jack, mais, mon offre a expiré. Lui répondait son professeur.

      Et revenant à la salle :

    -Maintenant, je vous prie d'ouvrir vos documents à la page 174. Nous avons un module à terminer.






Georges Ashley

À l'Ombre d'Une Pergola Tome 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant