Aux Fissurés

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Chaussures enlevées, cheveux défaits, bouteille de whisky, lampe torche, petit carnet, main tremblante tenant une plume, rose rouge et pierre tombale... Quelques nuages gris annonciateurs de pluie barraient la lune. Couverte des ombres de la nuit, une jeune femme -une inconnue- est assise en face du nom de son père qu'on avait gravé sur la pierre. Depuis qu'elle a écrit la biographie de ce dernier, elle ressentait un sentiment que jusque-là elle n'avait jamais éprouvé. La sensation qu'il y avait au plus profond d'elle-même quelque chose qu'il fallait à tout prix qu'elle s'enlève. Pas pour s'en débarrasser, mais pour pouvoir la voir, la palper... Elle voulait écrire à nouveau.
Elle se demanda un instant pourquoi elle tenait ce carnet et cette plume. Tantôt elle prenait une gorgée de sa bouteille, tantôt elle chuchotait un mot qu'elle écrivait pour ensuite le biffer. C'était douloureux d'avoir ces mots qu'elle cherchait sur le bout de la langue et des doigts, mais de n'arriver ni à les prononcer ni à les écrire. Elle se disait que s'il fallait qu'elle les dise et les écrive, ils devraient être parfaits. Et elle se retrouvait dans une sorte de conflit avec elle-même...

Je parle aux écrivains
Aux poètes
Ces romantiques
Ces mélancoliques
Je parle à ces damnés
Ces immortels
Ces âmes perdues
Ces esprits tourmentés...

Ça fait huit jours et quelques heures environ qu'elle l'a vu pour la dernière fois. Oui elle a compté. De toute façon que pouvait elle faire d'autres que ruminer les secondes, les minutes, les heures et les jours qu'elle vivait sans lui ? Elle avait si froid... Elle avait si froid sans lui.
Allongé à quelques centimètres d'elle, il lui avait paru très serein. On aurait dit qu'il dormait. Ce jour-là, elle a regardé couler les larmes des autres sans pouvoir en verser, elle a comme flairé leur tristesse sans pouvoir la ressentir. Elle les observait l'approcher, le regarder, secouer la tête et soupirer. Elle se demandait ce que pouvait bien vouloir dire ces gestes. Le truc c'est qu'elle en avait marre de le voir étendu si proche et de ne pas voir sur ses lèvres son eternel sourire. Elle voulait qu'on arrête de lui embrasser la joue, lui sourire et lui chuchoter des mots qui exprimaient une sympathie sincère. Elle voulait que tout ça cesse. Qu'on enlève ce cercueil et qu'on le flanque en terre une bonne fois pour toute !

Je parle à ceux-là qui, tâtonnant,
Et perdus dans la nuit
Troublés par le silence
Et persécutés par la solitude,
Ne trouvent plus leurs mots
Ceux-là qui cherchent un endroit où s'ancrer
Une épaule pour pleurer
Ceux-là qui se cherchent et qui veulent se retrouver
À travers une muse qui semble les fuir...

Lorsqu'elle a su que plus jamais elle ne l'entendrait parler et rire, elle a ressenti une crampe à l'estomac, un déchirement au bas du ventre et elle a eu l'impression d'étouffer. Tout cela en même temps. Était-ce cela qu'on ressentait quand un être aimé venait de nous être arraché ? se répétait-elle en boucle. Elle n'a pas pleuré, crié et griffé les gens qui l'empêchaient de sortir de la maison comme sa petite sœur. Elle n'a pas extériorisé sa peine. Elle ne le voulait pas. Elle préférait garder jalousement cette douleur qui s'était incrustée dans sa chair, son cœur, son âme... Elle a juste fléchi sur les genoux perdant les moyens de rester debout. Toute force l'avait quitté. Elle a essayé de repenser à cette dernière fois où elle lui a frôlé la main. Cette ultime caresse. Tout ce qu'elle voyait était ce corps qui s'était lourdement laissé tomber devant la salle de bain, sa sœur qui pleurait, la voiture qui est partie à l'hôpital et son père qui n'est pas revenu. Tout cela en boucle. Comment ? Comment pouvait-il ne plus exister alors que quelques heures plutôt elle s'amusait devant la télévision avec lui ? Un rire amer lui était sorti de la gorge. Elle s'était bouchée les oreilles pour ne pas entendre les pleurs et les cris des autres car elle voulait se persuader que c'était une mauvaise blague.
Elle s'est allongé cette nuit-là avec dans la tête l'idée que son père ne dormirait plus jamais dans la chambre voisine. Elle s'est rappelée du jour où elle a eu ses premières règles. C'est à son papa qu'elle l'a dit. Elle s'est rappelé de son sourire, de sa façon de lui expliquer ce qui lui était arrivé parce qu'elle n'y avait rien compris et s'était mise à pleurer. C'est à ce moment-là qu'elle a pleuré. Silencieusement ses larmes s'écrasaient sur l'oreiller. Elle a mis ses mains sur sa bouche pour étouffer ses sanglots. Elle voulait être le seul témoin de sa souffrance... Sa sœur ne devait pas la voir pleurer. Elle se devait de paraitre forte pour elle. Elle se devait de lui cacher le visage avec les mains pour empêcher aux masques de tomber, pour cacher ses fissures...

Je parle aux écrivains
Aux poètes
Ceux-là qui s'acharnent contre eux-mêmes
N'arrivant plus à expulser leurs sentiments doux-amers
Je parle à ceux-là à qui il faut une goutte de peine
Une pincée de solitude
Pour écrire et dire
La vie
L'amour
La colère
La folie
Le deuil...

Les nuages cachaient complètement la lune. La jeune femme- l'inconnue -en face de la pierre tombale pleurait. Elle écrivait. Ses larmes goûtaient sur ses mots et les effaçaient. Elle avait mal... Une partie d'elle s'en était allé et un vide s'était installé.
Quelques heures plutôt, la demeure familiale lui avait paru vide. Sépulcrale. Elle a fui pour ne pas suffoquer entre ses murs. Chaque pièce lui rappelait un mot qu'il avait dit, un sourire qu'il lui avait fait. Il avait une façon toute particulière d'exprimer son affection. Il lui caressait maladroitement le dos ou la joue et chuchotait les mots magiques. Je t'aime ma chérie, disait-il timidement. Il lui avait tout donné alors que lui n'avait rien. Jamais il ne se plaignait, mais elle le savait fatigué. Elle n'avait rien pu lui offrir que ces quelques mots qu'elle avait griffonnés à la va vite pour prononcer à l'oraison funèbre.
Un sanglot troubla le silence de la nuit. L'inconnue au cœur meurtri s'etait mise debout et enfilait ses chaussures. Il était peut-être temps pour elle de rentrer retrouver sa petite sœur qui devait s'inquiéter. Les premières gouttes de pluie furent comme un baiser sur sa joue. L'inconnue quitta le cimetière. Elle serrait fortement son carnet et sa plume comme s'ils étaient capables de la réconforter de son chagrin. Elle souriait bêtement à la nuit...

Je parle aux écrivains
Aux poètes
Ces inconnus
Ces petites choses brisées
Je parle à ceux-là la qui ne vivent plus
Mais survivent
Qui n'ont plus aucun espoir
Qui ne cherchent plus
Je parle aux écrivains
Aux poètes
Ceux-là qui comme moi sont fissurés
Écrivez vos mots
Racontez vos mille histoires
Saisissez-vous de l'inattendu
Comme d'un coup-de-foudre
Comme d'un baiser volé
Saisissez-vous de l'inattendu
Comme je me suis accrochée pour la toute première fois
Aux mots
À la poésie
Saisissez-vous de votre sérendipité...







Retiste Vanessa Bien-Aimé

À l'Ombre d'Une Pergola Tome 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant