Bouqui et Malice

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22 avril 1906
Port-au-Prince

Oswald Durand s’engagea dans la rue menant directement à sa maison, sans se presser, comme s’il avait toute la vie devant lui, tout en sifflant l’air de Quand nos aïeux brisèrent leurs entraves, l’hymne national de 1894 à 1904 dont il est lui-même le parolier. Il passa la main dans ses cheveux soyeux qui sont toujours coiffés avec soin. Il portait comme d’habitude un beau costume, et ses chaussures étaient très propres. Il fallait toujours soigner son physique. C’est quelque chose qu’il avait appris de sa grand-mère. Une dame pleine de vie qui a pris soin de lui après la mort de ses parents dans un tremblement de terre au Cap-Haïtien, sa ville natale, en 1842. Il les avait à peine connus. Il n’en gardait aucun souvenir. Il aurait voulu grandir avec eux, et qu’ils lui disent combien ils sont fiers de l’homme qu’il est devenu. Aussi, il aurait souhaité avoir connu son grand-père, le baron de Vastey, dont tout le monde lui faisait les éloges. Il paraît qu’il a été témoin de la révolution, et qu’il fut l’un des premiers historiens autochtones. Il a eu une belle carrière : chef de bureau du Ministre des Finances André Vernet sous Dessalines, secrétaire de la commission législative qui a préparé le Code Henry, secrétaire particulier du roi et précepteur du prince Jacques-Victor Henri, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Henry le 20 août 1819 et écrivain de renom ayant défendu la monarchie haïtienne face au retour redouté des Français. Jusqu’à présent, son chef-d’œuvre, Le système colonial dévoilé, continue à charmer les lecteurs. Même lors de son exécution, en octobre 1820, après le suicide du roi Christophe, il a eu une attitude héroïque. Oswald aurait aimé rencontrer un tel homme, et pouvoir lui serrer la main rien qu’une fois. Ils auraient eu tellement de choses à se raconter. Comme son aïeul, il était un grand homme. Lui, Charles Alexis Oswald Durand, a un beau palmarès : secrétaire du Conseil des Ministres en 1868, délégué en 1885 et réélu jusqu’à six fois, président de la chambre en 1888, fondateur du journal Les Bigailles, prisonnier en 1883 à cause de ses idées politiques, auteur de la célèbre poésie Choucoune qui fut mis en musique par Michel Mauléart Monton, musicien, compositeur et pianiste. À côté de ça, il a voyagé en France où il fut reçu en triomphe à la Société des gens de Lettres par François Coppée, et publié Ces Allemands en 1871, Rires et pleurs en 1896 et Quatre nouveaux poèmes en 1901.

Durand passa devant quelques jeunes en train de discuter. Ils parlaient de Nord Alexis. Ce vieil homme a pris le pouvoir par la force en se faisant proclamer président par ses troupes. Puis l‘Assemblée Nationale l’a ratifié le 21 décembre 1902, l’élisant pour 7 ans. Mais tout de même, il a entrepris de bons projets. Son gouvernement refuse catégoriquement toute forme d’emprunt, et il a même fait frapper sa propre monnaie. Mais, son plus grand succès, c’est le procès de la Consolidation. Un procès contre les détourneurs de fonds de l’État. Il y a eu tellement de mondes présents au procès que, pour assurer la sécurité des accusés, il y avait la moitié des effectifs de police autour du tribunal et un régiment de soldats dans les rues conduisant au siège. Ce fut un vrai succès. Nord Alexis ne céda même pas sous la pression des bateaux de guerre allemands et français qui demandaient la libération de leurs ressortissants alors que ces derniers baignaient dans la corruption. Oswald a été aux premières loges. Il a failli éclater de rire en voyant la tête de Cincinnatus et Tancrède lorsqu’ils ont su qu’ils étaient condamnés à des travaux forcés. Pour rien au monde il n’aurait manqué un événement qui allait marquer l’histoire. Sauf pour un voyage en France bien sûr.

En voyant Oswald, les jeunes se turent, et commencèrent à le regarder avec des yeux pleins d’admiration, n’arrivant même plus à fermer la bouche. Ils murmuraient son nom, le pointaient du doigt, comme s’ils venaient de voir un ange tombé du ciel. Ils l’avaient reconnu. Ce qui ne l’étonnait guère. Qui ne le reconnaîtrait pas ? Même si on était étranger à cette terre, on entendait parler de lui dès qu’on y posait un orteil. Le sol le chantait. Le vent sifflait son nom. Les oiseaux gazouillaient l’étendue de son talent. Il était l’homme hymne national. L’homme Choucoune. Même les enfants chantaient : « Dèiè yon gwo touff pingoin, l’aut’jou, moin contré Choucoune ».

À l'Ombre d'Une Pergola Tome 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant