11 Juillet 2007,J'ai la mémoire blessée...
Je n'avais entendu les cloches carillonnées. On ne m'avait ni prévenu ni alerté. Le temps s'est juste entrecoupé comme s'il s'était fracassé contre un mur. Et je n'ai su à qui j'adresserais un dernier regard. À mon père. À ma mère ou ma sœur. Et pourquoi pas à la terre ?
Dehors, le vent soufflait légèrement. Par intermittence. De la table où je prenais quelques bières avec Renata, ma sœur; je voyais au loin les nuages s'entrechoquer et la pluie s'amuser à faire une moue capricieuse. Le ciel était brumeux.« L’Eldorado », ce petit bar dans lequel nous étions se trouvait à mille lieux de ma maison. Sur les hauteurs, disent-ils. C'est le préféré de Renata et nous avons dû nous batailler des années avant que je ne conçoive qu'il soit le lieu habituel de nos têtes à tête. Bien que je ne l'ai jamais trouvé à mon goût. Trop de trop. Artificiel. Décor trop voyant. Indiscret. Rien qui puisse appeler à la chaleur d'un chez soi ou à se sentir tranquille. J'aurais préféré un endroit plus discret, plus intime. Qui me ressemble.
Comme il pleuvinait, Renata par un élan soudain d'âme charitable, tenait à me raccompagner. Je ne voulais pas. Devant mon refus catégorique, elle s'est exclamée: « Pour une troisième fois, frangine! ». Elle savait que je cèderais.J'habite Nazon. Renata n'y est venue que deux fois. Depuis la mort de nos parents, il y a trois ans, j'avais réaménagé la maison de ma mère. Renata a beau voulu que je reste avec elle à Fermathe. Cela ne m'a jamais parue envisageable. Moi, j'adore le corps à corps avec les gens. L'énergie qu'on échange dans une bousculade. Les histoires qui font rire dans un bus ou une camionnette. Il n'y a jamais de rigidité ni de froideur. Tout est chaleur, synergie et explosion d'émotions. Nous sommes tellement différentes. D'attraits. D'idéologies. Se voir de temps en temps est préférable que cohabiter. On ne survivrait même pas une semaine. Je suis tout ce qu'il y a d'ordinaire. Marcher tard la nuit. Dormir à la belle étoile sous l'œil de la lune. Me baigner nue. Courir après le froid. J'ai l'amour des insaisissables.
***À la station, les gens se bousculent dans les minibus. Ils s'empressent. Ils sont pressés. Le vent qui soulève l'odeur de la terre ne vient qu'augmenter l'envie de regagner chez soi. Et Dieu sait combien Port-au-Prince est macabre quand il pleut! C'est comme si là-haut, ces montagnes pour une tierce personne, nous rejetait leurs sales histoires. L'eau se déverse à flot et à courant. Les déchets sont emportés d'un endroit à un autre. Tout s'émeut. Et j'ai hâte d'être chez moi!
Renata assise près de moi ne cessait de gigoter. Elle se plaignait. Boudait comme une prétentieuse. Je savais qu'elle se trouvait hors de son confort. Ce monde-là n’était pas le sien.
Fort souvent, notre mère nous parlait d'égalité." Les gens sont tous pareils" Ces discours l'ont bien rattrapé. Il n'y a d'égalité nul part. Nous sommes divers en tout. Il y a des îles plus petites que d'autres, des pays beaucoup plus avancés. Même dans la création, il y a des gens de couleurs et ceux à teint foncé. C'est peut-être là, la cause en épiderme de tous les remous du monde. À être différent, on vient à revendiquer une supériorité de notre race ou de ce qui rend chacun de nous particulier. Nous nous complétons. Voilà, j'aurais préféré qu'elle nous parle de complémentarité. Ainsi, Renata aurait retenu qu'elle aura toujours besoin de quelqu'un autre qu'elle-même. La cuisinière pour la cuisine. Le rôle que nous endossons tous à être un individu vivant en communauté. Une partition.
Nous descendons du bus et le long soupir qu'avait poussé Renata laissa croire qu'elle aurait préféré ne pas venir. Je la taquinais. La prenais dans mes bras. Et je n'ai su à qui j'adresserais un dernier regard.Comme si je me faisais court-circuiter, je n'ai rien compris. Vif. Décisif. Je n'ai vu qu'une moto à toute allure et deux hommes cagoulés. Les tirs, je les avais ouïs comme en songe. Ralenti.
Renata s'était jetée sur moi. Elle avait voulu me protéger. De mes yeux, qui je suppose, hagards ; je voyais des tâches rouges teindre le T-shirt blanc de ma jumelle. Du sang.Etalée en pleine rue, abattue comme un vulgaire chien. J’allais partir, rejoindre mes parents. Moi, Anne Vera Gaspard. Vingt-deux ans.
Je ne voulais pas quitter ce monde. Pas encore. J'entendais Renata sangloter, m'appeler... me parler.
" Ma sœur, j'ai toujours su que tu étais différente. Tu ne t'en es jamais cachée. Au contraire, tu paraissais fière de ne pas me ressembler. Moi, je t'admirais pour ça. Je regrette tellement que toi, tu ne m'aies pas vu comme j'étais. Je ne suis pas odieuse, tu sais. Quand nos parents sont morts, il fallait que quelqu'un puisse compenser la perte de mon père. Toi, tu avais la bonté ... tout de ma mère. Et moi, j'ai fait choix d'être comme mon père. J'adore l’argent, le confort. Ce n'est pas un péché. Crois- moi, je prie toutes les nuits pour le repos de leurs âmes, tu sais."
Révélation. Je voyais mal Renata prier. Je sentais mes forces m'abandonner. Des larmes suintaient de mes yeux. J'avais peur. Je voudrais la prendre dans mes bras. Lui dire que je l'aime fort. Que peut-être on se ressemble. Qu'aucune de nous n'a jamais dissimulé qui nous étions. Dans un effort ultime, je lui murmure: :" Ma sœur, récite-moi le pater!"Ses doigts se joignent aux miens. Elle commença.
Notre père qui es aux cieux
Que ton nom soit sanctifié
Que ton règne vienne
Que ta volonté soit faite ...
Et je ne l'entendais plus...
Jessie Lisa Tataille
VOUS LISEZ
À l'Ombre d'Une Pergola Tome 3
Short Story« Le cœur, l'autre et la découverte... » Sous la Pergola se racontent tous les types d'histoires et cela fait un bon bout de temps. De temps à autre, un personnage passe, y laisse son empreinte et un peu de sa vie. Débordante d'imagination, la Pergo...