— Tout a commencé plus précisément à la Maguana. Caonabo venait à l'époque de prendre les commandes suite à la mort de son vieux père qui a pendant longtemps conduit le peuple avec sagesse. Il était déjà un excellent guerrier. Sa réputation le précédait partout. On le disait féroce comme les Caraïbes. Jamais il n'avait connu la défaite. Il s'adaptait à la nature dont il semblait être le fils légitime. Il se faufilait aisément à travers les denses végétations, rapide comme l'éclair. Il était rusé, mais il se battait avec honneur. C'est lui qui s'occupait de sa famille, et principalement de son petit frère Manicatex. À l'époque, il avait déjà un faible pour Anacaona. Comment d’ailleurs ne pas aimer Anacoana, cette jolie fleur, cette merveille de la nature, un chef d'œuvre des dieux ? Elle avait les cheveux soyeux, longs comme les branches des arbres qui touchaient le ciel. Ses yeux brillaient comme la lune. Son charme était aussi puissant que toute forme de magie connue. Son sourire semait la pagaille, faisait danser les cœurs. Elle avait le don de transformer le plus barbare des hommes en saint. Des hommes venus de partout venaient demander sa main. Ils couraient, marchaient, s'asseyaient, s’allongeaient par terre, se mettait des claques, se battait entre eux si elle le désirait. Cette femme était la magnificence en personne. Elle était aussi belle que la vie, et pouvait faire autant de mal que la mort. Après l’iguane, elle était la créature la plus convoitée.
Etzer s’arrêta net.
— Je crois que je suis en train de m’égarer monsieur, s’excusa-t-il.
Durand sursauta. Il avait à peine remarqué si le clochard s’était tu. Il s’était mis à penser à Anacaona, et à l’imaginer danser sous la pluie en sa compagnie. Il avait toujours eu un faible pour les femmes. D’ailleurs, quel homme pourrait oser prétendre ne pas les aimer ?
— Ça ne fait rien Etzer, bégaya Durand.
Etzer se gratta la forge avant de reprendre :
— La Maguana était prospère, étant le principal caciquat de l’île. La déesse Apito, la mère de la Pierre, veillait sur nous. Mes parents vivaient là-bas. Ma mère avait pour nom Abeka. C’était une femme admirable, gentille, toujours prête à aider les autres. Mon père avait pour nom Isha. C’était un guerrier. L’un des meilleurs. Il ne leur manquait qu’une chose : un enfant. Ça leur a pris du temps, mais le miracle s’est finalement produit. Ma mère a eu des jumeaux qu’elle a accouchés dans la plus grande souffrance. Deux garçons. Ils comptaient nous appeler Bly et Wapi, mais les dieux en ont décidé autrement. Ils nous ont nommé Bouqui et Malice. Personne ne savait ce que ces noms voulaient dire, nais on ne discutait pas la volonté des dieux. Ils disaient qu’on pourrait faire de grandes choses. Bouqui et moi étions différents sur bien des points. Premièrement, on ne se ressemblait pas du tout. On aurait dit deux gosses de parents différents. Il était plus beau que moi, et plus intelligent aussi. Personne ne m’a jamais remarqué, ne m’a prêté attention, tandis que lui, on le vénérait comme les zémès. Les gens l’aimaient. Les enfants voulaient jouer avec lui. Les filles lui tournaient tout autour. Déjà enfant, il s’est découvert des talents de guerriers. Sur toute l’étendue du caciquat, il n’y avait personne qui maniait l’arc aussi bien que lui. Il touchait des cibles à des mètres de distance. Quand mon père l’emmenait chasser, c’est lui qui se chargeait du gibier. Moi, je restais tout le temps à la maison, dans un coin, comme un gentil chien qui attendait de bénéficier de la générosité de son maître pour avoir un bel os. Même mes parents le préféraient à moi. Il y a des fois où mère voulait m’appeler, et le nom de mon frère lui était sorti de la bouche. Bouqui par ci. Bouqui par là. Oh ! Qu'il est beau ! Qu'il est musclé ! Qu'il est doué ! Quelle gentillesse ! Quel garçon formidable ! C’était toujours ainsi. Il était le grand Bouqui. Celui qui est né avec tous les talents du monde. Gentil et bon comme sa mère. Fort et doué comme son père. Moi, je suis né avec une infirmité. J’avais une jambe plus courte que l'autre. Je prenais une éternité pour aller à la rivière qui se trouvait tout près de chez moi. Quand j’y arrivais, les enfants, eux, partaient, s’étant baigné longtemps. Comme si ça ne suffisait pas, j’étais défiguré, étant tombé dans une marmite remplie d’eau tiède quand j’étais gosse. Ça m’a rendu affreux et repoussant. Personne ne voulait de moi. Même moi je n’arrivais pas à regarder mon reflet dans l’eau. Je n’avais pas d'amis. Je ne pouvais pas supporter cette pitié que je lisais dans leurs regards. Je faisais de la peine à tout le monde. J’étais aussi invisible que l’air. J’étais l’enfant dont personne ne voulait. Rejeté. Abandonné. Méprisé. Il y a une histoire qui m’a particulièrement marqué. À cette époque Bouqui et moi n’étions que des enfants. Il y a eu une alerte comme quoi un animal sauvage rôdait dans les environs. Les hommes étaient absents. Certaines femmes ont pris les armes d’autres leurs enfants, puis se sont réfugiées dans un endroit où tout le monde serait en sécurité. Ma mère a emmené Bouqui. Elle m’a oublié à l’intérieur. C’est une vieille dame qui m’a sauvé en m’entendant crier. Il y avait réellement une bête sauvage, et elle était sur le point de ne faire qu’une bouchée de moi. Je n’ai jamais pardonné à ma génitrice.
» J’ai tout fait pour que mes parents m’aiment, mais ça n’a jamais été le cas. J’étais né pour souffrir.
Malgré la tristesse qui se faisait sentir dans son récit, Etzer n’avait pas laissé tomber son énorme sourire de clown.
— Mon ami, dit Oswald, vous voulez dire que vous êtes un Indien ?
Sa curiosité se sentait dans sa voix.
— Je ne viens pas de l’Inde, Oswald. C’est une appellation qui ne tient pas la route.
— Je sais. On les appelle Indiens parce qu’un homme appelé Colomb…
— J’ai connu Colomb, l’interrompt Etzer.
— Ce Colomb devait être un enculé.
— Perso, je l’aimais bien.
— Mais il a décimé votre peuple !
— Mon ami... Je peux vous appeler comme ça n’est-ce pas ?
Oswald fit oui de la tête.
— Mon ami, mon peuple ne m’a jamais aimé. Je pouvais très bien mourir, personne ne s’en apercevrait. J’ai détesté mes semblables. Alors, quand Colomb est arrivé, ils ont commencé à mourir. Ça m’a fait le plus grand bien.
— Etzer, permettez que je vous le dise, vous êtes taré.
Sou sourire s’élargit encore plus, comme si sa bouche allait fendre.
— Je le prends pour un compliment.
— Ce n’en était pas un.
— Vous n’êtes pas le premier à me le dire. Vous me rappelez même ma mère.
— Comment ça ?
— Je l'ai tuée. Avant de mourir, elle m’a dit : « Malice, tu es fou. »
Son rire s’éleva dans la pièce. Un rire cadavérique. Démoniaque. Un rire qui glaçait le sang.
— Vous avez tué votre mère ? s’étonna Oswald.
— Sans le moindre remords.
— Personne ne l’a jamais su ?
— Vous êtes le premier à qui je l’avoue.
— Comment avez-vous fait pour cacher le crime ?
— On a mis ça sur le compte des Espagnols. Je l’ai tuée hors du village. Quand on a découvert son corps, Caonabo a pris les armes, il s’est rendu au fort La Nativité en compagnie de ses troupes, puis il assassiné tous les Espagnols qui s’y trouvaient. Ensuite il a mis le feu à la construction.
— Alors, c’est pour ça que le cacique a attaqué la Nativité ? Mais l’histoire raconte que...
— Je sais ce que l’histoire raconte.
— Vous avez provoqué tout ça ?
— Pourquoi c’est si difficile à croire ?
Oswald avala péniblement sa salive.
— Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit, Oswald. Ma mère était la sœur de Caonabo.
— Est-ce qu’elle a imploré votre pitié ?
— Pourquoi est-ce que ça vous intéresse d’un coup ?
— Vous me racontez une histoire, alors je veux la comprendre.
— Elle a pleurniché.
Oswald eut tout à coup l’air triste.
— Comment avez-vous fait pour rester en vie pendant aussi longtemps ? demanda-t-il brusquement pour changer de sujet.
— Vous savez ce que c’est que la réincarnation ? Avez-vous entendu parler d’une vie après la mort ?
— J’en ai ma p’tite idée.
— Chez moi, avant de mourir, on décidait de ce qu’on voulait être après la mort afin de toujours servir la communauté. Mon frère voulait être un cerf. Moi, je n’ai jamais vraiment pensé à ça. Je voulais tuer mon frère, qu’il souffre comme moi j’ai souffert. Mais quelque chose m’en empêchait. Après la mort, sa seconde vie risquait d’être, elle aussi, agréable. Je ne pouvais pas supporter de le savoir heureux quelque part. Puis, pour la première fois de ma vie, la chance m’a souri. Un homme venu du Xaragua m’avait parlé d’un poignard qui avait certaines particularités. Il rendait celui qui le possédait fort, invincible et puissant. Mon ami m’a même donné des indices sur l’endroit où trouver cette fameuse arme. La légende racontait que, quand on s’en servait pour tuer quelqu’un, il lui était impossible de réincarner. La personne passerait l’éternité à tomber d’un fossé, dans le noir, sans jamais toucher le fond. C’était exactement ce que je voulais pour mon frère. Imaginez, mon cher Oswald, ce que ça fait de tomber de haut pendant longtemps, dans une obscurité tellement épaisse que vous pourriez la palper, sans jamais pouvoir y mettre fin. En plus, il y aurait des créatures des ténèbres prêtes à vous tourmenter.
Il marqua une pause avant de continuer :
— Je suis donc parti à la recherche de ce magnifique poignard.
— Et ? s’impatienta Durand.
— Je ne l’ai pas trouvé. L’endroit en question dans lequel se trouvait le poignard était une grotte située en haut d’une montagne. Ça m’a pris quelques jours pour m’y rendre, et des heures pour grimper. Mais il fallait beaucoup plus pour me décourager. Finalement, j’arrivai au bout de mon périple. À l’intérieur de la grotte, il faisait noir, et il y avait des inscriptions que je ne comprenais pas et des dessins d’hommes en train de chasser ressemblant étrangement à des singes partout. Arrivé au bout de la grotte, j’ai vu le poignard.
— Mais vous avez dit il y a de cela quelques minutes que vous ne l'avez pas trouvé ?!
— Je sais ce que j’ai dit. (Il continua :) Quand je l’ai vu, sur une sorte d’autel en pierres, j’ai couru vers lui. J’ai voulu le prendre, mais il semblait coincé. J’ai fini par le faire bouger. Je compris à ce moment-là que ce n’était pas le poignard. Celui-ci était taillé dans la pierre même de l’autel. Le vrai serait en métal. La terre s’était mise à trembler autour de moi. Tout à coup, je me sentis aspirer par le sol. Puis je perdis connaissance.
Durand fixait le clochard, attentif à son histoire.
— Quand je me réveillai, continua Etzer, je me trouvais toujours dans la grotte, mais dans une autre pièce. À côté de moi il y avait un tout petit objet planté dans le sol à l’intérieur duquel se trouvait du sable. Il était bien joli. J’ai su, des années plus tard, qu’on appelait ceci un sablier. Je l’ai accroché à mon pagne, puis ai cherché le poignard pendant longtemps. Sans succès. Déçu, je suis rentré chez moi.
— Vous avez finalement abandonné ?
— J’ai seulement arrêté de chercher le poignard. Je m’étais résigné à tuer mon frère avec n’importe quelle arme.
— ...
— Et mon père par la même occasion.
Oswald regardait étrangement son interlocuteur.
C’est à mon retour que j'ai tué ma mère.
Un instant, Etzer se rappela ce doux moment dont il a savouré les moindres secondes. Il l’a regardée se vider de son sang. Il a éprouvé un bonheur intense qui a traversé les moindres capillaires de son corps. Son cœur s’était affolé dans sa cage thoracique. Des frissons avaient parcouru tout son corps de la pointe des orteils jusqu’à ses cheveux. Jamais il n’oublierait ses cris, sa façon de demander pitié, d’implorer le pardon. Il ne l’avait pas achevée. Ç’aurait été une mort trop douce. Il s’est assuré qu’elle souffre pendant longtemps, qu’elle sente la mort approcher sans pouvoir faire quoi que ce soit pour s’échapper de ses crocs. Il n’y avait personne à ses côtés pour lui tenir la main, lui dire que tout allait bien se passer. Elle est morte sans pouvoir dire une dernière fois à ceux qui comptaient pour elle qu’elle les aimait. La solitude la dévorait à belles dents, en faisant son plat de résistance. La souffrance l’avait affaiblie, détruite. Avant de mourir, elle ne ressemblait plus à cette femme toute souriante et ayant de la joie à troquer que tout le monde connaissait. La mort l’avait défigurée à la batte. Il a vécu seul, elle est morte seule.
— Quand Colomb est revenu d’Espagne, il a bâti une nouvelle ville : Isabella. Mon oncle, dans sa rage et sa soif de vengeance, a voulu exterminer tous les étrangers. Il a rassemblé ses meilleurs guerriers, dont Bouqui et mon père, puis il est parti au combat. Mais cette fois, les choses ne se sont pas passées comme le cacique l’espérait. Ils se sont fait massacrer.
Ça, Oswald le savait. Merci Thomas Madiou.
— J’ai assisté à cette bataille. Il y avait des chiens qui dévoraient mon peuple, et les Espagnols avaient des trucs qui faisaient un bruit étrange et qui tuaient. J’ai su, une vie plus tard, qu’on appelait ça une arme à feu. Mon père et mon frère se trouvaient au cœur de la bataille. Il ne pouvait pas y avoir de meilleur moment pour les tuer tous les deux. Mais quelqu’un a été plus rapide que moi. L’un des étrangers nous a embroché tous les trois d’une seule lance. Je n’ai pas eu le temps de ressentir la douleur. Je ne me suis rendu compte que d’une chose : j’étais mort avec le sablier entre les mains.
Oswald poussa un « ah » d’exclamation.
— Comment dois-je vous appeler alors ? Malice ou Etzer ?
— Vous pouvez toujours m’appeler Etzer si vous voulez. J’ai eu plusieurs noms au fil des années. Malice, Jacques Lacroix, Pierre, François, Alexandre...
— Alexandre ?! s’étonna Oswald. Est-ce bien ce que je pense ?
— Exactement, mon cher.
— Racontez-moi.
— Vous êtes un auditeur intéressant mon ami. J’y arrive.
Etzer se tut un instant, fouillant dans sa mémoire.
— Je me suis réveillé quelques années plus tard. Je ne me souviens pas comment on m’appelait à l’époque. Mon peuple n’existait plus. On avait fait venir des Noirs d’Afrique pour la main d’œuvre. J’ignorais que j’avais une vie antérieure. Mais un beau jour, alors que je me réveillais pour me rendre au champ, j’ai trouvé le sablier à côté de moi. Je pensais que c’était à un colon. Quand j’ai voulu le ramasser, des images se sont mises à défiler dans ma tête. J’ai compris à cet instant que j’étais immortel. Je renaitrais toujours. Le sablier assurait ma réincarnation. J’ai aussi compris que j’étais mort en même temps que mon idiot de frère et mon père. Donc, ils devaient avoir une nouvelle vie, eux aussi. Je les cherchai donc. Je pensais les voir partout. Ça me mettait dans une rage folle de ne pas les avoir trouvés. J’ai même tué un Blanc sous un accès de colère. On m’a exécuté. Mais ça m’était égal. Je suis mort avec un énorme sourire aux lèvres. Car je savais que je finirais par réapparaître. Et peu importe le nom que je porterais, peu importe qui j’étais, je tuerais Bouqui et mon père.
Ça tournait carrément à l’obsession.
— Je ne peux pas vous détailler toutes les vies que j’ai eues, repris Etzer, je vous raconterai seulement quelques détails importants de certaines d’entre elles.
— ...
— Dans une vie où j’étais encore esclave, j’ai découvert l’identité de mon frère. Il se faisait appeler Padre Jean, et il fut, en 1679, le premier esclave à se rebeller contre le système esclavagiste en devenant marron. Jusque-là, ils ne faisaient que se noyer, s’empoisonner, ou avorter. Mon frère leur a montré la voie. Je le détestais encore plus. Il avait beau avoir changé de vie, et de nom, mais il restait toujours célèbre. Les gens l’adoraient. J’étais plus déterminé à le tuer. J’allais devoir me résigner à lui faire la peau, et le rencontrer dans une autre vie.
— Vous l’avez tué ? Je veux dire, Padre Jean.
— Il est mort avant que je puisse m’en charger.
— Je suis heureux pour lui.
Le rire diabolique d’Etzer se fit encore entendre.
— Avez-vous trouvé votre père ? demanda Oswald.
— Vous voulez vraiment savoir ce qu’il s’est passé entre nous ?
— Je suis tout ouï.
Etzer prit le temps de savourer l’effet qu’il faisait sur son interlocuteur. Franchement, il aurait pu devenir conteur.
— J’ai croisé mon père dans une vie où les gens m’appelaient Alexandre Sabès, plus communément Pétion. J’ai aussi trouvé le poignard. Il avait été en possession d’un homme qui se faisait appeler Boukman. Lors de la Cérémonie du Bois-Caïman, il a été utilisé pour égorger un cochon dont les esclaves ont bu le sang. J’ai dû tuer Boukman pour prendre le poignard. Les Français ont trouvé son cadavre, ils lui ont tranché la tête, puis ils l’ont accrochée à un pique.
— Mais je croyais...
— Savez-vous le nombre de choses que vous pensez savoir qui n’a rien à voir avec la vérité ?! le coupa Etzer.
Oswald dut se taire.
— Quelques années plus tard après l’indépendance, j’ai découvert qui était mon père. C’était un guerrier, comme dans sa première vie. Sa férocité et sa rigueur lui ont valu bien des ennemis. Quand je l’ai su, il s’était déjà fait proclamer empereur. Certains l’appelaient Jacques 1er, d’autres Jean-Jacques Dessalines, mais pour moi, il s’appelait toujours Isha. Il ignorait qui j’étais. Ce qui me facilitait la tâche. Je lui donnai rendez-vous le 17 octobre 1806, prétextant un complot contre lui et son régime. La révolte dans le Sud confirma mes dires. Alors il décida de me rencontrer en cachette. Je l’assassinai en me servant du poignard, comme ça, il lui était impossible de renaître, puis je demandai aux quelques hommes qui m’avaient accompagné de le cribler de balles. Ensuite, ils allèrent déposer son corps au Pont Larnage, faisant croire qu’il était tombé dans une embuscade. J’accusai même Christophe d’avoir conspiré contre lui.
— Il est aussi dit que Pétion faisait partie de la conspiration.
— C’est sans aucun doute la faute à celui qui a écrit nos livres d’histoire. Mon nom n’a jamais été mentionné à l’époque.
Oswald sentait les questions lui brûler les lèvres.
— Pourquoi avoir accusé Christophe ? interrogea-t-il.
— Vous n’avez pas deviné ? Parce qu’il s’agissait de mon frère Bouqui pardi !
Oswald resta sans voix.
— Après la mort de Dessalines, le pouvoir revenait de droit à Christophe en tant que plus ancien général de l'armée. Gérin et moi avons trouvé un moyen d'arranger ça. Mon frère serait élu président, certes, mais il n’aurait presqu’aucun pouvoir. J’avais fait tourner les votes en ma faveur. J’envoyai un messager lui dire qui j’étais, afin qu’il sache exactement qui est celui qui a déjoué ses plans. Ça le mit dans une rage folle. Il rassembla ses troupes. Ce fut le début d’une guerre civile qui dura 13 ans.
— Ça veut dire que la Scission était un simple conflit familial ?
— Vous avez tout compris.
— Vous êtes mort avant votre frère. Et vous ne l’avez pas tué.
— Ça, je le savais déjà.
— Et maintenant, savez-vous où il est ?
Etzer fit mine de réfléchir.
— Vous l’avez tué dans cette vie ? demanda Oswald.
— Pas encore.
— Où est-il ?
— Juste en face de moi.
À la vitesse de l’éclair, Etzer sortit un poignard, puis le planta dans le ventre d’Oswald. Le poète s’écroula par terre, saignant comme un porc.
— Salut Bouqui, se moqua Etzer.
— Nom d’un alexandrin, jura Oswald, vous faites comment pour me retrouver à chaque fois ?
— Il y a quelque chose que je ne vous ai pas raconté. Quand je côtoie mon frère pendant quelques jours, j’ai des visions sur mes anciennes vies.
Je me suis fait avoir.
À chacun ses secrets.
— J’ai quelque chose à vous avouer.
— Même si je vous disais que je ne voulais rien entendre, ça ne vous empêcherait pas de parler.
— Pendant toutes ces années, je n’ai pas seulement cherché à vous tuer. Bah ! J’en ai assez des « vous ». Après tout, on est frères.
Puis il continua :
— J’ai fait de nous des légendes. J’ai raconté l’histoire de Bouqui et de Malice partout où je suis passé. Mais il y a quelques différences. Par exemple, tu es mon oncle, et non mon frère. Et tu es un idiot de la pire espèce, tandis que je suis intelligent et charmeur aussi. On est célèbre, mon cher Bouqui. Les gens racontent leurs propres histoires sur nous. Tu sais comment fonctionne la bouche à oreille. Certains disent qu’on vient d’Afrique, où je suis un lièvre, et toi une hyène affamée qui tente sans succès de me dévorer. Je te tourne en ridicule à chaque fois. Tu n’as jamais entendu les gens parler de nous le soir ? (Oswald fit non de la tête.) Tu ne les entendras donc jamais. Dommage. Je voulais tellement que tu savoures ma victoire. Peu importe.
— Imbécile.
Etzer éclata de rire.
— J’aurais dû vous tuer à la minute où vous m’avez dit qui vous étiez.
— Tu pensais que je ne savais pas qui tu étais. En plus, il est trop tard pour les regrets.
Oswald toussa. Il perdait beaucoup de sang.
— Je dois m’en aller, mon frère. Maintenant que tu es mort, je ne sais pas vraiment que faire de mon immortalité. Ah ! J’ai une idée. Je vais tuer encore quelques personnes. Dans ma nouvelle vie, je serai président. Être Pétion m’a fait du bien.
Oswald essaya de dire quelque chose, mais son état ne le lui permettait pas.
— À force de renaître au fil des ans, je suis devenu tellement puissant. J’ai même fait des recherches sur le sablier. À ce qu’il paraît, j’ai droit à un souhait.
Il sortit le sablier.
— Je pourrai peut-être te sauver la vie.
Durand essaya vainement de prendre le sablier.
— Mais je ne le ferai pas.
Il le rentra.
Oswald essayait de dire quelque chose.
— Je sais que tu t’inquiètes pour moi mon frère, se moqua Etzer. Mais ne t’en fais pas. Dans pas longtemps, je vais mourir moi aussi. Sauf que moi, contrairement à toi, j’aurai droit à une nouvelle vie. Et je serai président. Je tuerai des gens. Beaucoup de gens. Dommage que tu ne seras pas là pour y assister.
Etzer enleva le poignard, faisant gicler du sang, puis il tourna les talons.
— Si t’arrives à t’en sortir, Bouqui, et que tu veux te venger, je t’attendrai. Je naitrai le 14 avril 1907.
Puis il s’en alla.***
14 avril 1907
Port-au-PrinceUlyssia suait par tous les pores de son corps. Elle avait mal partout. On aurait dit que quelqu’un lui arrachait tous ses organes. Elle avait mal, ayant l’impression d’être à deux doigts de la mort. Son corps d’adolescent n’en pouvait plus. Debout entre ses jambes, la sage-femme l’encourageait à pousser. Ulyssia avait envie de lui dire de la boucler, et biens d’autres encore. Cette bonne femme ne savait rien de ce qu’elle endurait. Sinon elle lui aurait conseillé d’arrêter, pas de pousser.
Ulyssia retint son souffle, puis elle poussa de toute la force de ses 17 ans.
À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit. Duval y entra.
On entendit un cri dans la pièce.
— C’est un joli petit garçon, annonça la sage-femme.
Duval marcha vers le lit afin de contempler son fils de plus près.
— Je l’appellerai François, décida-t-il.
François Duvalier.
King Berdji Estiverne
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À l'Ombre d'Une Pergola Tome 3
Short Story« Le cœur, l'autre et la découverte... » Sous la Pergola se racontent tous les types d'histoires et cela fait un bon bout de temps. De temps à autre, un personnage passe, y laisse son empreinte et un peu de sa vie. Débordante d'imagination, la Pergo...