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Nous sommes entrés dans l'auberge. Les chopes qui s'entrechoquaient étaient figées, l'alcool qui s'en échappait restait immobilisé dans les airs.
"Moi qui croyais que les Clairvoyants ne pouvaient que voir l'avenir...", murmura Pawen.
"Les Clairvoyants contrôlent le temps", répondis-je. "Et c'est ce que je fais. Je contrôle le temps. Le mien et celui des autres."
Je me suis avancée. Pawen ne bougeait pas, restait à admirer ce monde sans mouvements.
"Tu l'as déjà fait ?"
J'ai acquiescé en continuant de chercher Jaymery.
"Ce matin", répondis-je. "C'est comme ça que j'ai su que des hommes étaient à ma recherche. Je t'avais dit que je t'expliquerai, et je ne l'ai pas fait, je suis désolée."
"Ce n'est pas un problème."
Il était obnubilé par le silence et l'absence de mouvements. Je m'en fichais. Ce qui comptait, c'était Jaymery et Hylios. Hylios. C'est alors que je l'ai vu. Jaymery. Il avait son épée de Vendel, sa cape sombre d'Erminalle, et il buvait dans la réserve. Avec d'autres gens. Il semblait s'amuser. Et si il ne voulait pas revenir avec nous ? Qu'il préférait sa nouvelle vie ? J'ai tendu la main vers son surcot. Il restait immobile.
"Mince..."
Comment avais-je fait avec Pawen, déjà ? Je lui avais pris la main et ça avait fonctionné... Un contact de peaux nues, peut-être ? Son visage. J'ai posé ma main sur son front. Il se mit à rire. Il regarda ses amis, avant de se rendre compte qu'ils étaient pétrifiés. Il changea de tête, et se tourna vers moi.
"Qui êtes vous ? Que leur avez-vous fait ?"
J'ai retiré ma capuche. Il sourit de toutes ses dents.
"Jeune fille ! Tu es vivante !"
Il me serra dans ses bras, je crus étouffer.
"Où est le garçon ?"
Il vit Pawen.
"Mais... C'est le gars de Port-Mourant..."
J'ai ri.
"Tu nous a refourgués à l'héritier de Terre-Noire qui s'en allait reconquérir son royaume."
Il se mit à rire.
"Vous m'avez manqué. Où est garçon ?"
Mon sourire s'effaça. Jaymery ne comprit pas pourquoi.
"Il est mort ?"
"Non, il a été arrêté au Conseil Diplomatique. Il est à Albanar, et si nous ne faisons pas vite, il mourra."
Jaymery ravala sa salive. Je détourna le regard pour éviter de pleurer. Jaymery se mit à observer la salle.
"Tout le monde est mort ?"
"Elle arrête le temps, maintenant", dit Pawen.
Jaymery murmura "pas mal", puis vint vers nous.
"Je viens avec vous. Je me fiche que vous soyez d'accord ou non. Je me suis promis de vous protéger."
"C'est pour que tu viennes avec nous que nous sommes là."
Jaymery m'ébouriffa les cheveux.
"Je savais que tu me retrouverais. T'es pas débile. Je t'aime bien."
Je souris. Moi aussi, j'aimais bien Jaymery. Et maintenant nous n'étions plus seuls, Pawen et moi.
"Bon, allons-y, alors", dis-je.
Je m'apprêtais à sortir, mais Jaymery me retint.
"Et on les laisse comme ça ?"
J'ai haussé les épaules.
"Dans moins d'une heure, le temps reprendra son cours de lui-même. Ça nous laisse le temps de commencer à aller à Albanar. Hylios va mourir, sinon."
Jaymery sourit.
"Bien."
Nous sommes sortis. Le monde était immobile, comme ce matin. Jaymery nous demanda de patienter en voyant nos chevaux.
"Ils ne nous porteront pas jusqu'à Albanar. Je vais vous en chercher des mieux."
"Je t'accompagne", dis-je. "À moins que tu veuilles qu'ils soient aussi réactifs que des cailloux."
Il sourit. Pawen nous fit signe comme quoi il attendait devant l'auberge.
"C'est moi, ou t'as pas mal changé depuis que je vous ai laissés à Port-Mourant ?"
"Tu es la deuxième personne à me dire ça en l'espace de cinq jours. Alors j'imagine que oui."
Il sourit, puis tenta d'ouvrir les portes d'une grange, en vain.
"Les objets sont vivants", dis-je.
J'ai touché la porte et elle s'ouvrit. Il se tourna vers moi, incrédule, puis il entra et me montra trois chevaux. Je me suis avancée, et leur ai touché les naseaux. Ils se sont mis à bouger la tête et à se cabrer.
"Calme, Tempête.", dit Jaymery.
Il sortit les chevaux et m'en donna un. Il était blanc immaculé, magnifique. Je décida d'emblée que ce serait le mien.
"Vite. Le monde risque de se réveiller."
Je suis montée sur le cheval et Jaymery sur le sien. Nous avons trotté vers l'auberge. Pawen nous y attendais toujours. Jaymery lui cria de monter sur le cheval qu'il tenait par la bride, et c'est ce qu'il fit. Pawen était un excellent cavalier, et il put monter sur le dos de son cheval alors que celui-ci était encore en mouvements. Normalement, nous avions quarante minutes d'avance sur le temps. Nous sommes partis du pôle au galop.

Les plaines semblaient plus claires. Nous étions au pas en direction d'Albanar depuis un moment déjà, quand le vent repris.
"On dirait qu'une tempête se prépare", dit Jaymery. "Ce n'est jamais bon signe, un vent qui prend forme d'un coup."
"C'est le temps qui a recommencé à avancer.", dis-je.
Les chevaux avançaient calmement. Le vent fouettait mon visage, mais la seule douleur que je ressentais, elle était en mon cœur. Hylios ne m'avait jamais autant manqué que maintenant, alors que nous nous approchions de lui. Je n'avais pas peur. Il fallait que je tente de communiquer avec lui. Maintenant que nous étions bien plus proches, je pourrais le faire sans environnement propice à la concentration.
~Hylios.~
Il n'y avait pas de réponse. Il n'y en avait pas souvent. Je me suis demandé si ça le fatiguait de communiquer mentalement, mais j'ai pensé que non, vu que c'était un Télépathe. Mais il ne répondait pas. Le lien était là pourtant, mais je ne pouvais entendre sa pensée.
~Je sais que tu m'entends. Nous avons Jaymery. Nous arrivons. J'arrive. Je viens te chercher. Nous nous en irons loin, je te promets. Loin de ces gens qui veulent notre trépas et qui ne nous connaissent pas. Nous serons ensemble, ce jour-là. Ensemble avec ceux qui nous comprennent. Je le promets.~
Une larme coula sur ma joue lorsque je défis le lien. Il m'avait entendue, c'était sûr. Je ne savais pas si il s'en souviendrais, mais moi oui. Je n'oublie rien.
"Tout va bien ?", me demanda Jaymery. Il vint à mon niveau. "C'est à cause du garçon, n'est-ce pas ?"
Je ne voulais pas acquiescer. Je voulais juste rester seule dans ma douleur. Mourir avec lui. Mais le destin a décidé qu'il rendrait l'âme et pas moi. Et c'est encore à cause de Lecrocelle. D'Elvirae. De Marsha.
"Oui."
Mais j'avais aussi besoin d'eux. J'avais besoin de leur soutien, de leur compréhension. J'avais besoin de leur talents de cavaliers, d'hommes d'armes. La guerre venait. Trop vite.
"Il n'est pas encore mort."
"Mais le ciel est sombre. La menace plane au dessus de nous. Le Conseil sera toujours après nous."
Jaymery ne répondit pas. Il jeta un œil vers Rouge, qui sortait nonchalamment de ma cape.
"Elle est faite pour servir."
J'ai regardé mon épée.
"Je m'en suis déjà servie."
"Tu as tué ?"
"Non."
"Alors elle ne t'as pas servie. Qu'as tu fais ?"
"J'ai mis à terre un garde du Conseil Diplomatique."
Jaymery ouvrit en grand les yeux.
"Et ça ne l'a pas tué ?"
J'ai soupiré.
"Pour être honnête, je n'en sais rien."
Pawen, qui écoutait notre conversation, vint vers nous.
"Il faudra que tu sache tuer, quand la guerre sera venue. Car tu la mèneras.", dit-il.
Jaymery acquiesça ses propos.
"Et quand je t'ai dit qu'une femme ne pouvait pas combattre, j'avais tort. Je sais que tu le peux. Avec ou sans lui. À la guerre, il faut toujours être prêt à perdre un être cher. Il est peut-être vivant, encore. Mais pour peu de temps. Reste digne. Reste forte."
En voyant que je commençais à pleurer, Jaymery s'en alla avec Pawen au devant. Hylios. J'arrive. Nous n'étions plus loin d'Albanar. À peine un jour à cheval.

Hylios.

Je viens te chercher.

Edanaelda - Tome 2 - Tout est susceptible de changer Où les histoires vivent. Découvrez maintenant