I - La vie entre en scène et je vous hais

225 13 14
                                    

Le réveil se mit à sonner. Lorsque je parle du réveil, il faut entendre le téléphone à tout faire. C'est toute ma vie cet appareil. Je tâtonnais jusqu'à mettre la main sur cet enquiquineur de première. Cette sonnerie stridente m'avait encore percé les tympans. Il faudrait un jour que j'investisse un peu dans un de ces réveils imitant le lever du soleil sur fond de chants tibétains harmonieux. C'était bien le problème du moment, ma capacité d'investissement était proche de zéro. Je me levais en repoussant le drap et la couverture que j'avais pu trouver en fouillant les boutiques bon marché. Une fois assis, je constatais avec horreur l'effet de deux mois de matelas minable sur sommier sommaire. J'avais le dos ravagé de douleurs. À vingt et un ans, avoir le dos en marmelade est une expérience délicate. Mon regard se tourna vers le lavabo-baignoire-douche-évier de mon petit logement ou plus exactement de ma cage à lapin. C'était très laid et petit mais je ne voulais pas dépenser un seul euro dans cette horreur architecturale. Ce genre de foyer n'était pas conçu pour être agréable, mais pour être fonctionnel. Toutes les nuits, je bloquais ma porte. Je ne me sentais pas en sécurité. Je dormais très mal et toujours sur le qui-vive. Cela changeait de ma chambre dans le pavillon de mes parents.

Mes pensées matinales furent interrompues par les premiers bruits extérieurs. Apparemment, mes voisins travailleurs rentraient enfin de leur longue nuit. Ici, il y avait de tout mais surtout ce qu'on pourrait appeler du précaire ou bien des gagne-petit. Chacun essayait d'œuvrer à ce qu'il pouvait pour survivre. Je fermais les yeux et aspirais un grand bol d'air pour trouver le courage de commencer ma journée à mon tour. Arrivé devant le seul miroir de la salle de bain-cuisine, je commençais par un lavage de dents approfondi. C'était un point nécessaire pour mon emploi de serveur de café. J'avais trouvé cet emploi il y a six semaines maintenant. Moi. Serveur. Après trois années d'étude en faculté de pharmacie, j'avoue qu'il y avait de quoi rire. Après mon départ en secret, j'avais bien constaté qu'il me serait difficile de survivre longtemps dans la capitale sans un boulot régulier. Je n'avais aucune réelle qualification alors il a fallu reprendre à zéro. Après tout, n'était-ce pas ce que j'avais voulu ?

C'était une drôle d'histoire. Je m'en souvenais encore très bien. Après mes deux premières semaines, j'avais écumé toute une partie de la capitale en laissant des curriculum vitae comme d'autres des miettes avec leur biscottes du matin. Las et usé, je m'étais enfin décidé à m'asseoir dans un café comportant en vitrine le fameux drapeau arc-en-ciel, ce petit symbole indiquant clairement au monde son état gay ou gay friendly. J'en tremblais un peu mais au moins j'avais osé. Pas le choix, j'étais épuisé et ma voix donnait de sérieux signes de faiblesses. J'avais même passé commande en chuchotant auprès d'un serveur à la chevelure et aux manières flamboyantes. Il m'avait amené mon thé vert. Cela me rendait nostalgique, j'aimais tellement mon rituel du thé. Choisir le thé avec soin, préparer l'eau exactement à la bonne température, choisir la théière correctement culottée et enfin laisser infuser les précieuses feuilles le temps nécessaire pour obtenir mon breuvage miraculeux. A la place, j'avais un sachet, un truc en métal osant s'appeler théière, mais qui franchement ressemblait à un broc de cantine et une tasse sans caractère. Mon soupir désespéré attira une remarque du serveur.

- Cher monsieur, il ne s'agit pas d'une maison de thé, c'est le mieux que je puisse faire pour vous.

Je levais les yeux lentement vers mon interlocuteur pour me défendre poliment de toute polémique mais à la place je ne puis prononcer qu'un croassement digne des plus beaux crapauds du marais. Je trouvais que c'était bien vu. Après tout, j'étais bien dans le marais, le quartier gay de la capitale. Le serveur roux me dévisagea bouche bée.

- Oh ! Nous avons un cas grave de cordes vocales en compote de purée. Ne bougez pas.

Sans demander mon avis ni chercher à comprendre mes croassements ridicules, il partit en direction du bar qui se dressait sur le côté de la salle. L'attendant sagement, je commençais à regarder l'endroit. C'était chic mais en même temps chaleureux. Les tons rouges et noirs étaient simples, chaque détail de la pièce rappelait cette harmonie de couleur. Cette ambiance un peu sombre malgré la lumière du jour formait un cocon que je commençais à trouver agréable. Tout était finalement relativement raffiné et je commençais à me demander si je n'avais pas commis une petite folie financière. Après tout, je n'avais pas d'emploi et il fallait payer le foyer d'accueil à la semaine. La voix claironnante et légèrement affectée de mon serveur retentit avec un accent de victoire.

Pour vivreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant