Les Joueurs de Lost Vegas

Ordalie

Peut-être pour la dernière fois, Joueurs et Foraineurs conjuguaient ensemble les mêmes sentiments, et cette situation voilait leurs yeux d'une ombre de tristesse. Il ne s'étaient côtoyés que pendant deux jours, mais déjà des liens de profonde amitié les unissaient.

Les Célestes savaient que tout visiteur devait un jour ou l'autre prendre congé, s'en aller englouti par l'Obscur vers un destin difficile et dangereux. Néanmoins, et pour la première fois depuis le Grand Cataclysme, le cœur des Joueurs se serrait à l'idée que leurs compagnons de quelques instants pussent repartir. Les Foraineurs aussi ressentaient un malaise à ce moment précis, mais pour d'autres raisons. Ils craignaient un départ précipité qui les obligeraient à se battre, qui contre un camarade de beuverie, qui contre un partenaire de jeu, avec lesquels ris et souvenirs avaient été partagés.

Au total, une tension extrême régnait sur la place centrale que Solaar abreuvait d'une chaleur suffocante et de clarté insoutenable, obligeant les pèlerins à cligner des yeux pour mieux discerner les deux combattants qui se tenaient au centre du cercle délimité par des cordes épaisses.

Jupter et Vox avaient annoncé ensemble les modalités de l'ordalie. Malgré les murmures de protestation que la foule laissa échapper, les deux combattants prirent place dans l'arène.

Le premier avait choisi de combattre torse nu, espérant que ses pectoraux développés, ses bras hypertrophiés aux veines saillantes et ses abdominaux de marbre impressionneraient son adversaire. Il n'avait conservé de son habit de Burboy que les cuissardes en peau de Dir. Khe, quant à lui, ne disposait pour seul vêtement que d'un pagne en cuir, mais les tatouages carmins qui parcouraient son corps tissaient sur lui un costume de feu compliqué. Seules deux brassières en argent venaient rompre cette étrange harmonie de rouge et d'ébène. Ses longs cheveux étaient rassemblés en chignon, afin que ceux-ci ne le gênent pas pendant le combat.

Tout autour des deux chiens qui n'attendaient qu'un signal pour se jeter à la gueule l'un de l'autre, plus de mille cinq cents personnes se pressaient, escaladant parfois au risque de leur vie les murs branlants des baraques attenantes. Juste à côté du ring se tenaient les quatre représentants de Lost Vegas et les deux de la Bourrique, aussi impassibles que leur rôle l'exigeait.

Piris lança le signal en criant: « Que la lumière de Solaar triomphe ! ». Aussitôt, Triga fonça vers le jeune Foraineur tel un Bur chargeant un groupe de Dirs. Sa masse était telle qu'il provoquait un déplacement d'air perceptible à son sifflement. Khe esquiva la ruée d'une feinte gracieuse et tendit sa jambe en travers de la route de son adversaire. Celui-ci trébucha et termina sa course dans les cordes. Le temps de se retourner, il reçut en pleine figure un coup de pied, dont la puissance était augmentée d'un fouettement.

Hermes apprécia la technique de son protégé et esquissa un sourire sur son visage replet. Khe avait décidé d'utiliser la danse du squito, et assaillait son adversaire de coups de pieds légers, refusant de rentrer dans l'espace mortel que le Joueur pouvait créer avec ses poings.

Complètement déboussolé par la vitesse des attaques, Triga ne réussissait pas à prendre l'initiative, et il subissait le rythme que lui imposait le jeune homme. Chaque coup que Khe lui portait était comme une brûlure infime, qui en soi ne pouvait pas l'affaiblir, mais dont l'accumulation lardait son corps de rougeurs de plus en plus visibles. Les mocassins du Foraineur frappaient la peau du Burboy selon un rythme hypnotique qui laissait ce dernier médusé. Ahanant et soufflant, Triga striait l'air de grands gestes inutiles.

Contrairement à Hermes lors du premier combat, Khe se battait pour gagner. Il ponctuait chacun de ses coups d'un chuintement violent qui accroissait substantiellement l'impact de ses attaques, tout en gardant une respiration régulière. Sa peau se couvrit d'une fine pellicule de sueur, mais il continuait à virevolter et à enchaîner des mouvements précis et douloureux. Le visage de Triga se piqua de tâches violettes de plus en plus nombreuses, jusqu'à en constituer de larges plaques. Un coup de pied particulièrement retors fit exploser une des ses arcades sourcilières. Bientôt, son visage fut noyé sous le sang.