Les mains tremblantes d'excitation, Khe porta avidement à sa bouche un épais morceau de Bur rôti. Bien que la viande fût brûlante, le jeune homme y planta ses dents sans hésitation. Un sang parfumé emplit sa bouche et ses babines. Ses papilles gustatives chantaient déjà à l'intérieur de sa gorge, son ventre oubliait tout le mal qu'il avait eu pour se tendre vers la nourriture providentielle.
Khe mangeait, assis dans le Foyer avec les autres Foraineurs. Une fois les renforts arrivés, les Foraineurs avaient brûlé les corps des trois Burboys, par respect de leur coutume, et abattu les trois Burs. C'était certes de splendides bêtes, mais la Tribu souffrait trop de la faim pour se permettre une quelconque mansuétude.
Et maintenant, au milieu de rires et de chansons, les Foraineurs dévoraient leur part.
Une part qui restait cependant petite, car trois Burs représentaient peu de viande face à quelques deux cents ventres affamés.
Le morceau de Khe disparut en quelques bouchées. Se pourléchant les doigts, le jeune homme interrogea du regard l'âtre qui se découpait dans l'immense pièce. Il ne restait plus rien des carcasses, et les cuisiniers nettoyaient déjà les os, qui seraient bientôt découpés pour en faire des projectiles. Le ventre encore tiraillé, Khe regarda alors les autres Foraineurs. Les guerriers amuseurs avaient fini depuis longtemps, les femmes et les enfants finissaient leur morceau. Seuls le Tribun et le sorcier avaient eu droit à une part plus importante.
Sans hésiter, Khe se leva et se dirigea vers Hermes. Le gros homme, telle une amphore posée au milieu de fins gobelets, mangeait avec ses disciples autour de lui. Évitant les jeunes aspirants sorciers, Khe se planta devant Hermes, les poings sur ses hanches menues.
« Hermes, attaqua-t-il, je pense avoir droit à un autre morceau de viande. Donne-moi un peu de ta part. »
Le crâne dégarni et jaune du sorcier se releva, laissant place à un visage replet et de brique, aux yeux finement en amande. Une longue barbichette s'échappait de son premier menton. Le sorcier ne dit rien, porta sa main à la bouche et suça ses doigts lentement, comme pour en extraire la dernière parcelle de graisse, avant de répondre :
« Tu penses, maintenant ?
─ Oui, reprit Khe, déjà exaspéré. C'est moi qui ai trouvé le gibier, j'ai donc droit à une part plus importante.
─ Et comment as-tu fait pour trouver ce gibier ?
Khe sentit le piège se refermer, mais il ne pouvait plus rien faire, ne s'étant pas méfié plus tôt.
─ J'ai fait appel à Tao, répondit le jeune homme, baissant la voix en finissant sa phrase.
─ Et qui t'a enseigné l'art de se mettre en harmonie avec Tao ?
─ Toi.
Khe se sentit gêné. Alors, plutôt que de s'excuser, il explosa :
─ Mais oui, toi! Seulement, j'ai faim, moi. Et toi, avec les provisions que tu traînes autour de ton corps, tu peux te passer d'un morceau de viande !
─ Bien. Tout d'abord, sache que je suis prévoyant, c'est pour cela que je fais des réserves. Ensuite, toute la Tribu a faim. Tu n'es pas le seul à souffrir. Pense un peu aux autres, Khe. »
Le jeune chasseur dut en convenir, sentant en outre peser sur ses épaules l'opprobre silencieuse du reste de la tribu. Tous les regards avaient convergé vers lui, seul Foraineur debout surplombant une mer de têtes crasseuses. Il avait enlevé sa combinaison, et se tenait, le torse nu et brun pâle, un long pagne descendant jusqu'à ses mollets. Chacun de ses muscles était nettement découpé, de ses épaules souples à ses abdominaux latéraux. C'était un bel homme, aux longs cheveux fins retenus en tresse.
Il lança d'une voix forte, soudainement joyeux :
« Tu as raison, je suis trop égoïste. Foraineurs, mes amis, je vous jure par l'Œuf que la prochaine fois, je vous ramènerai encore plus de viande. Comme ça, nous serons tous repus. »
Des vivats accueillirent sa déclaration, et chacun reprit le cours de ses occupations. Khe s'assit en tailleur en face d'Hermes, d'un mouvement si souple qu'il paraissait être une corde soudainement lâchée vers le sol.
L'homme qui savait lui tapota gentiment sur l'épaule.
« C'est bien, tu réagis comme un chef. Et tu sais que j'aimerais que plus tard tu prennes la place de Jupter, quand celui-ci sera trop vieux.
─ Merci Hermes, répliqua le jeune homme. Un voile de tristesse éteignit cependant son visage enjoué.
─ Es-tu bien sûr, reprit-il, que je sois la personne qui convienne ? Tu sais, je doute encore de l'utilité de notre mission.
─ Oui, je sais, Khe. Je sais que tu te demandes pourquoi nous errons ainsi dans l'Obscur. Je vais t'éclairer... »
Hermes s'interrompit, et chassa d'un mouvement de la main ses disciples. Les autres Foraineurs se dispersaient leur repas terminé. Les machinistes se rendaient dans le cœur de la Bourrique, pendant que les guerriers se reposaient ou partaient s'entraîner dans le troisième niveau. Les femmes taillaient déjà les os des Burs.
Ils étaient seuls, plus personne ne se préoccupait d'eux. Hermes poursuivit :
« Nos légendes racontent qu'avant, avant que la Terre ne devienne prisonnière du nuage perpétuel, déjà nous nous déplacions de point en point, voyageant de Stallite en Stallite.
─ Le passé n'explique pas tout, Hermes. Nous ne sommes pas obligés de faire les mêmes erreurs que nos ancêtres.
─ J'en conviens, Khe. Mais c'est bien là tout le but de notre errance : le futur. Nous avançons, pour attendre que la Grande Boucle soit enfin bouclée, nous attendons que la Terre, que Sombre-Terre, redevienne enfin le terrain de Tao.
─ Nous pourrions attendre dans un Stallite. Qu'est-ce qui nous en empêche ?
─ Mais les Célestes eux-mêmes. Non seulement ils sont arrogants avec tout ce qui est étranger, mais en plus leurs lois sont mauvaises. Ils ne vivent que pour le pouvoir, se sont répartis en castes qui ne cessent de se battre entre elles. À les côtoyer, nous perdrions notre âme, notre lien avec Mère Tortue, Tao, Trick... Nous sommes bien mieux ici, dans la Bourrique. Nous sommes libres d'aller où bon nous semble, contrairement aux Célestes. Nous avons développé des arts qui leur sont étrangers, et qu'ils nous échangent contre des provisions, afin que nous puissions continuer notre route. Nous vivons heureux dans l'Œuf.
─ Oui, hasarda Khe. Nous vivons heureux, mais je préférerais m'installer quelque part. Tu sais, prendre une femme, avoir des enfants, connaître la chaleur et la lumière. L'Obscur me rend malade.
─ L'Obscur est l'image de ce que tu dois croire. Autour de toi, il n'y a que le noir et la nuit, mais au-dessus, il y a la lumière. Le nuage finira bien par se dissiper. Mais je vois bien que tu es embêté. Écoute, nous nous dirigeons vers Lost Vegas. Nous aborderons le Stallite, à la nuit tombante. Tu verras bien que là-bas ne règnent que bassesses et compromissions. Pourquoi crois-tu que les Burboys t'ont attaqué ?
─ Parce que je suis un Pèlerin ?
─ Parce qu'ils ne voulaient pas que tu révèles leur présence. Nous devrons faire attention, nous ne savons pas à quoi nous allons faire face. D'ailleurs...
Le sorcier se leva d'un trait, avec une agilité qu'on ne lui soupçonnait pas.
─ D'ailleurs je vais m'entretenir de stratégie avec Jupter. Merci pour cette conversation Khe, elle m'a fait bien plaisir.
─ C'est moi qui te remercie, Hermes. »
Le gros homme partit vers l'escalier menant aux appartements de Jupter, laissant Khe méditer sur la conversation. C'est vrai, son premier geste avait été impulsif, et il le regrettait sincèrement. Il n'en demeurait pas moins que Khe se sentait à l'étroit dans la Bourrique. Il attendait avec impatience de rencontrer les Célestes de Lost Vegas. Qui sait ? Il y aurait peut-être une femme pour lui.
Khe réprima un frisson. À moins que les Foraineurs ne soient obligés de massacrer le Stallite, si les Célestes ne leur permettaient pas de refaire leurs provisions. Les amuseurs étaient aussi des guerriers, luttant d'abord pour leur propre survie, et pensant après à celle des autres Sombre-Terriens.
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Les Joueurs de Lost Vegas
FanfictionVainqueur des Watty Awards 2019 en Fan Fiction ! Dans l'univers de Sombre-Terre, Khe, jeune Foraineur, voit sa vie bouleversée par le passage de la Bourrique, son Trail-Wagon, dans le Stallite de Lost Vegas. Il y découvre des coutumes étranges, des...