Nejerou

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Pour un observateur lointain, Nejerou aurait semblé tranquillement jouer. Si ce n'est que les "osselets" qu'il utilisait portaient encore des lambeaux de chair poisseux de sang noir. Si ce n'est que son apparence trahissait le caractère sauvage et maléfique de sa personnalité, si tant est que l'on puisse parler de personnalité pour une Bête.

Il avait une forme vaguement humaine et des attributs d'animaux carnassiers : des ailes aux excroissances osseuses pointues comme des coutelas, des bras noueux comme des troncs d'arbre se terminant par des griffes acérées. Sa taille démesurée lui conférait une allure de monstre de cauchemar.

Nejerou était dans une rage folle. La moitié de ses troupes venait de se faire écharper par les Gardiens du Feu déments de Broken Angel. Lui-même n'avait dû sa survie qu'à sa force titanesque et son incroyable sauvagerie.

Dans les méandres de son cerveau primitif, Nejerou butait sur cette incohérence : il venait de se faire battre par les Lumineux, par les humains qu'une aversion naturelle le poussait à détruire. Il en résultait un conflit que la Bête ne réussissait pas à surmonter.

Ses crocs encore rouges des gorges qu'il avait déchirées, Nejerou arborait un rictus de haine et tentait de calmer la fureur meurtrière qui parcourait son corps protégé par une épaisse peau de cuir noir, en « jouant ».

Tout autour de lui, malgré l'obscurité si profonde qu'elle en paraissait bleue, des corps calcinés de « criquets » formaient un cercle aussi bizarre qu'horrible. Ces créatures ne tenaient de leur modèle que la forme insectoïde.

Leur taille avait été démultipliée hors de proportion. De leur tête à leur dard effilé comme un couteau et finissant leur long abdomen, elles mesuraient presque deux mètres, sans compter les antennes. Leurs quatre pattes antérieures, terminées par des griffes puissantes, coupaient facilement toute matière. Quant à leurs cuisses postérieures, aussi grosses qu'un chien de montagne, relayées par des ailes et des élytres à la consistance de pierre, elles autorisaient des bonds monumentaux. À ce gigantisme s'associait tout un outillage pour mordre et découper. Leur tête s'ornait d'antennes courtes et dures, et des canines acérées remplaçaient les mandibules. Avec la peau de leur thorax, hérissée de pointes de chitine durcie, c'était là un des plus sûrs moyens de concasser toute tête humaine qui passait à leur portée. Il fallait bien trois hommes solidement armés pour venir à bout d'un seul de ces mutants sanguinaires.

Nejerou releva la tête alors qu'un autre de ces orthoptères dénaturés s'approchait de lui en émettant un crissement apeuré. Son regard s'alluma un instant d'un éclair qui paraissait presque humain, puis il redevint aussi vitreux et sombre que d'habitude. Avant même que l'insecte ait pu franchir le premier cercle de cadavres, le démon ouvrit la bouche et une flamme gigantesque en sortit. La langue de feu avala la créature improbable, qui se tordit de douleur dans un enfer de cramoisis. Ses chairs se soulevèrent sous l'effet de la chaleur, grésillèrent puis se rétractèrent, entièrement calcinées.

Sans même regarder l'insecte fumant qui dégageait une odeur de bois brûlé, Nejerou baissa la tête et se concentra de nouveau sur son passe-temps. Il lança les cinq osselets écarlates en l'air. Au moment où ceux-ci retombèrent sur le dos de sa main, une voix malingre, nasillarde, insultante se fit entendre.

Aucune présence ne pouvait la justifier, le démon avait fait le vide autour de lui.

Elle s'imposa cependant violemment aux oreilles de Nejerou, surgissant de nulle part et de partout à la fois.

« Par l'Œuf Noir, tu es vraiment trop stupide. On s'est pris une grosse raclée, et tu bousilles le reste des troupes ! Nejerou, tu es le plus sombre des crétins ! Regarde-moi ce carnage, six fantassins de foutus. »

Le monstre se releva brutalement, comme si une airis, une abeille rouge, l'avait piqué dans l'œil. Il tremblait de tous ses membres. Émettant un grognement terrible, il menaça son interlocuteur invisible. La voix continua néanmoins à le cingler de toute sa grossièreté. « Oh ça va hein? Pas la peine de faire le méchant avec moi, tu ne me fais pas peur. »

La bête crut que la voix venait du sol et elle se mit à piétiner sauvagement autour d'elle. « C'est ça, vas-y, continue à t'agiter en vain, peut-être que ça va te calmer.... Quand tu auras fini, préviens-moi, j'ai des choses à t'annoncer. »

Nejerou continua à fouetter de ses griffes le vide l'entourant, crachant des flammèches et lançant de longs hurlements sauvages à intervalles réguliers. Il s'escrima suffisamment longtemps pour laisser un silence glacial envelopper le charnier sur lequel il trônait.

Terrassé par la fatigue, il se rassit et ne bougea plus. La voix déformée reprit. « Ça y est ? C'est fini ? Bon, alors maintenant, tu te calmes. Si tu écoutais un peu les criquets, tu saurais qu'un imbécile de Céleste est prêt à nous offrir un Stallite sur un plateau. C'est vers l'Est. Cet idiot nous ouvre les portes du Stallite, pour qu'on extermine quelques centaines de face de pets qu'il ne peut plus sentir. Ensuite, on décampe. Bonne occasion de manger de l'énergie, non ? »

Nejerou grogna de satisfaction, les derniers mots de la voix avaient fait rougeoyer deux étincelles de haine dans le vide de ses yeux. Un grommellement rauque, entrecoupé de quelques mots difficilement perceptibles, jaillit de ses babines. « Oui... Energie... Faim... Détruire pour pas grand risque. Tuer... Crevure de lumière... Revenir ici pour buter les Lumineux.

─ Oui, Nejerou, oui, reprit la voix, soudainement mielleuse. Tu as compris ce qu'il fallait faire. Je te laisse amener nos troupes au Stallite. A bientôt, Nejerou. Fais bien le mal sur ton passage. »

Nejerou pencha sa tête surmontée de deux larges oreilles pointues sur le côté, semblant attendre la suite, mais la voix s'était définitivement tue. Le monstre leva alors les bras en l'air et déploya sa tête de Chacral vers le Noir-Nuage. Il émit des grognements sur différents modes et différents rythmes, construisant sans le vouloir une mélopée sordide. Quelques crachats de feu illuminèrent un bref instant le monticule sur lequel il se tenait. Ivre de fureur et de destruction, il se mordit dans un bras et se reput de son propre sang noir.

La plaine désolée se mit à bruire, et plus de cinq cents criquets jaillirent de sous terre, se regroupant autour de leur maître. Les ailes de Nejerou se déployèrent dans un concert de crissements excités. Chauve-souris maléfique, le monstre s'envola et prit résolument la direction de l'Est, suivi par une meute d'insectes géants bondissant au milieu des arbres torturés et des débris de béton.

Les Joueurs de Lost VegasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant