Les Joueurs de Lost Vegas

Plan de bataille

Où que le regard pût porter, les abords de Lost Vegas grouillaient d'une agitation confuse et maléfique. Une armée de choses plus noires que la nuit se rapprochait inéluctablement des murs du Stallite, là où la lumière mourante s'estompait en accents purpurins. Un crissement perpétuel accompagnait la colère des monstres surgis de nulle part. De temps en temps, une gueule brune et vermillon, surmontée de deux antennes, sortait du moutonnement furieux. Elle tentait d'attraper entre ses mandibules acérées un Céleste invisible, et se rétractait subitement sous l'effet de la morsure violette des rayons de Solaar. Le cyan de la nuit se déchirait sous les trajectoires folles de criquets géants et sanglants.

C'était un enfer noir, une cacophonie de démons qui engloutissait progressivement l'aire lumineuse. C'était une promesse de douleur, d'éviscération, de terreur et de mort que l'inconnu violent formulait. C'était les cauchemars les plus horribles réifiés dans un insoutenable présent. Putréfaction, fange, chairs bleuies, moisissures et néant recouvraient progressivement Lost Vegas.

Les Joueurs avaient abandonné la Place Centrale, s'étaient tous précipités sur les remparts et contemplaient maintenant d'une muette horreur les monstres qui se rapprochaient. La lumière faiblissant, de nombreuses torchères constellaient les remparts de points colorés qui eux aussi semblaient disparaître sous l'emprise des ténèbres. Certains hommes hurlèrent la peur sans nom qu'ils éprouvaient. Tous frissonnèrent, même ceux qui étaient préparés à une telle épreuve.

Les autorités se tenaient sur le chambranle supérieur des portes du Stallite, abrités derrière les épais créneaux de pierre. Vox attrapa Wayne par le bras. « Faites rentrer dans les Inns la population. Seuls doivent rester les guerriers, qu'ils soient Gardiens du Feu ou Burboys. » Le Prévôt salua d'un air impassible et courut porter les ordres à ses lieutenants.

Le Grand Prôneur avait pris les choses en main. Il s'adressa à Piris. « Vierge, rentrez à Kheops.

─ Il n'en est pas question. Je dois participer à notre défense. » répliqua-t-elle sèchement, le menton volontaire et ses yeux de jade plantés sans ciller dans ceux de Vox.

Le Grand Prôneur comprit immédiatement qu'il n'avait plus rien à dire.

Les Joueurs s'agitèrent en tous sens, guidés par les Gardiens du Feu vers les immenses constructions. Au bout de quelques instants, il ne resta plus sur les remparts que quelques gardes, Vox, Piris, Maldek, Triga, Jupter, Hermes et Khe. Le Grand Prôneur embrassa le groupe du regard, et parla rapidement, sifflant entre ses dents les mauvaises nouvelles.

« Voilà la situation : Lost Vegas est protégée par trois barrières. La première, ce sont les remparts. Ils peuvent résister, mais ne feront pas long feu devant le nombre de Shankreatures qui nous attaque. La deuxième, c'est la lumière, que les bêtes craignent. Autant vous dire que d'ici peu, Solaar mourra. Et nous avec, si la troisième barrière cède.

─ Et c'est quoi cette barrière ? demanda Triga, surpris.

─ La Barrière Mystique. C'est une force qu'un objet appelé le Cœur de Lumière projette autour de Lost Vegas. Je ne peux pas vous en dire plus, sachez seulement que cette barrière existe, et qu'elle empêche les forces de l'Obscur de nous envahir. Du moins, tant qu'elle arrive à les contenir, car cette barrière est limitée.

─ Pensez-vous qu'elle tiendra ? questionna alors Hermes.

─ Je ne veux pas vous inquiéter, mais les Bêtes me semblent trop nombreuses. Si elles l'étaient moins, nous pourrions peut-être avoir une chance de tenir jusqu'à demain matin. Mais nous n'avons pas encore vu le chef des Shankreatures.

─ Leur chef ? » Piris n'avait jamais entendu parler d'une quelconque organisation chez les Shankreatures.

Ce fut Hermes qui lui répondit.

« Malheureusement, les Bêtes de l'Obscur, lorsqu'elles sont nombreuses, agissent sous le commandement d'une créature encore plus puissante qu'elles. C'est souvent une créature terriblement forte et presque intelligente. »

Triga s'interposa au milieu du groupe, serrant le poing et le brandissant devant l'assemblée.

« Et alors ? cracha-t-il, jusqu'à maintenant, on n'a pas vu d'chef. C'qui veut dire que soit les Bêtes n'en ont pas, soit que ce sombre chef n'est pas encore arrivé. Dans les deux cas, j'dis qu'y faut faire une sortie. On va exterminer le plus possible de ces saloperies.

─ C'est complètement idiot, Triga, nous allons nous faire écharper, répliqua Piris.

─ Non. Nous n'allons pas nous faire écharper, coupa à mots cinglants le garçon. Nos Gardiens du Feu sont habiles. Les Burboys sont forts. Et de toute façon, on a pas le choix. Il faut réduire le nombre de ces créatures. Pour conserver ce que Vox appelle la Barrière Mystique. »

Pendant que les Célestes discutaient, Jupter et Hermes s'écartèrent du groupe pour s'entretenir à mi-voix quelques instants. Jupter, lorsque Triga eut fini sa harangue, se dirigea vers les Joueurs.

« Le Burboy a raison, Célestes. Il faut réduire le nombre des Bêtes si nous voulons que les murs tiennent jusqu'à demain matin. Et s'ils ne tiennent pas, c'est tout l'intérieur du Stallite qui sera condamné. Y compris les Foraineurs, même si la Bourrique a été construite pour résister aux dangers de l'Obscur...Nous allons donc vous aider. Vox, Piris, vous pouvez compter sur nous. »

Avant que les intéressés puisse répondre, Triga avait sauté de joie et tendu la main vers Jupter : « T'es un brave, Foraineur. Merci. Ça va être un beau combat. Bon alors comment on s'organise ? Il nous faut un plan de bataille. »

Les sept Sombre-Terriens se dévisagèrent gravement, attendant que l'un d'eux se décide à prendre la parole. Les Célestes se taisaient en baissant légèrement les yeux. C'était la première fois qu'ils se trouvaient confrontés à une telle attaque, et leur intuition leur disait que les Foraineurs devaient savoir comment manœuvrer.

« D'abord, commença Hermes après quelques instants d'hésitation et après avoir perçu une muette approbation de Vox, rappelons-nous que les Bêtes ne sont guidées que par le désir de tuer. Elles ne pensent pas. Nous pouvons les tromper facilement.

─ Comment ? questionna Vox.

─ Humm... réfléchit le sorcier. Pour cette fois, il faudra utiliser deux ruses. La première consistera à mener une attaque éclair, avec un groupe réduit et très rapide. Les Shankreatures ne s'attendent pas à ce que nous fassions une sortie. La surprise en tuera un bon nombre. Une fois le groupe rentré, nous attendons un peu. Un autre petit groupe refait encore une fois l'attaque, mais cette fois, nous sommes sûrs que certaines Bêtes suivront ce groupe. Il suffira alors de refermer les portes du Stallite derrière les Bêtes pour que nous détruisions les plus téméraires d'entre elles. Entre les deux attaques surprises et le piège, nous devrions arriver à réduire sensiblement leur nombre. Ce qui nous laissera un répit pour tenir jusqu'à l'aube. »

Le sorcier laissa ses interlocuteurs dérouler la tactique dans leur tête. Puis il reprit :

« Si vous me permettez encore, je suggère que le premier groupe soit constitué de troupes d'élites, rapides, meurtrières. C'est-à-dire les Gardiens du Feu, avec leurs Lancefeux, et les guerriers Foraineurs. »

Wayne et Jupter acquiescèrent en même temps. Triga proposa à son tour : « Et le deuxième groupe qui devra être plus lent sera constitué de moi et de mes Burboys. Lumineux. »

Piris se joignit aux débats : « Et pendant ce temps Maldek et moi, nous organisons le piège à l'intérieur de Lost Vegas. Nous tracerons un arc de cercle d'huile de rueg autour des portes, et lorsque les Bêtes seront dedans, nous y mettrons le feu. »

Khe se manifesta. Tout le monde l'avait oublié. « Je participe à la première attaque. Il n'est pas question que je laisse les Joueurs et les Foraineurs s'amuser sans moi.

─ Mais tu dois assurer ma protection, lança Piris, le visage inquiet.

─ Les Dés n'ont pas encore décidé, Vierge Sacrée. Ils décideront plus tard. Pour le moment, seule la survie compte. » Il avait répliqué sans hésiter, et voyant que la femme qu'il aimait tremblait, il la regarda intensément, et ses yeux gris disaient qu'il reviendrait.

Piris capitula la mort dans l'âme. Elle ne réussissait pas à se dépêtrer d'un sombre pressentiment.

Le groupe se disloqua, et dans une cacophonie stridente, chacun se prépara au combat.