XXIV- A l'approche du Sanctuaire

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Angélique


Encore deux jours avant l'aboutissement de ce voyage interminable. Après le départ de Haniel et Raphaël, l'ambiance s'est beaucoup dégradée. Je ne parle plus beaucoup à Gabriel, bien qu'il tente de lancer la conversation sur à peu près tous les sujets possibles et imaginables. Je lui en veux sans pouvoir réellement savoir pourquoi. Peut-être à cause du manque de considération dont il fait preuve à mon égard ? Ou bien parce que je sens que mon meilleur ami disparait progressivement pour laisser la place à un être divin multiséculaire ? Ou encore parce que je commence à déceler des similitudes entre son comportement et celui de Fenris ?

Le démon, pour sa part, n'aide pas beaucoup au développement de la conversation étant donné qu'il est la plupart du temps bâillonné et que, le reste du temps, il ne décroche pas un mot. Autant dire qu'il doit y avoir plus d'ambiance dans un corbillard.

Je regarde le paysage défiler sans pour autant le voir, mes yeux perdus dans le néant tandis que mes pensées vagabondent. Je ne sais pas si j'ai hâte ou si je redoute l'initiation. Après tout, c'est ce qui a causé la mort prématurée de ma mère. Mais d'un autre côté, je veux savoir de quoi je suis capable, savoir ce que je suis réellement.

Des milliers de questions tournent encore en boucle dans mon esprit, mais j'ai l'impression que plus j'interroge les gens autour de moi, plus ma réalité s'efface pour laisser la place à un monde qui m'est finalement inconnu, et plus de nouvelles zones d'ombre apparaissent.

La voiture ralentie et s'arrête. Ah, sans doute la halte pour la nuit. Comme d'habitude, il fait un froid de canard, mais désormais, cela ne me dérange plus outre mesure. J'aide Gabriel à monter les tentes tandis que Fenris reste ligoté et privé de la parole. Dommage. C'était la trahison de trop. Ses blessures ont vite guérit, excepté celle qu'il arbore à l'abdomen qui semble peiner à se refermer. Je le dévisage rapidement et remarque pour la première fois des cernes sous ses yeux et de la sueur sur sa tempe. J'interroge Gabriel du regard qui me répond le plus naturellement du monde.

- Les pommes d'or, ou pommes d'immortalité, nous permettent d'espérer vivre environ cinq cent ans sans craindre quoi que ce soit juste en avalant une seule bouchée de leur chair. Ce démon n'a pas touché de pomme d'or depuis cinq cent quatorze ans. Il redevient peu à peu mortel. Dommage pour lui. Mais ne te fais pas de soucis, s'il parvient à survivre jusqu'au Sanctuaire et que tu es toujours en un seul morceau et bien portante, je lui redonnerai son immortalité. Il en aura grand besoin pour espérer pouvoir vaincre ses cadets.

Je ne réponds rien, surprise néanmoins que l'immortalité ne soit pas inscrite dans leurs gênes. En tous cas, cela explique sa pâleur et sa fatigue apparente. Je m'approche de lui avec méfiance sous le regard protecteur de Gabriel qui a le bon sens de ne pas tenter de m'arrêter. Une fois aux côtés du démon blessé, je m'agenouille pour être à sa hauteur et il me dévisage du coin de l'oeil, suspicieux.

- Ne t'en fais pas, je ne vais pas te faire de mal.

Je pense que, s'il avait pu, il aurait sourit. Gabriel, ce bâillon est une idée de génie. Mais j'imagine que ce sourire aurait encore une fois servit à dissimuler quelque chose. Après tout, il a vécu toute sa vie, soit plusieurs siècles, en ayant la certitude d'être invulnérable et tout puissant. Aujourd'hui, il se retrouve affaiblit, ligoté et aux mains de son pire ennemi. Je comprendrais qu'il ne soit pas au sommet de sa forme physique et morale.

Je l'observe pendant quelques minutes, détaillant chaque blessure, découvrant des cicatrices qui hier encore n'étaient pas apparentes. Soudain, comme mue par une puissance supérieure, j'approche doucement ma main de son visage et pose délicatement mes doigts sur sa joue.

Aussitôt, je suis transportée en d'autres temps, en d'autres lieux. Je ne suis plus moi et mes pensées ne sont plus miennes. Je vois un palais de roche noir où errent des âmes en peine et des créatures difformes entre lesquelles je cours sans me préoccuper de quoi que ce soit, je vois deux êtres magnifiques et effrayants , majestueux sur leurs trônes de pierres précieuses, je vois deux ailes d'un noir d'encre, je me vois à la tête d'une armée de démons... Puis tout change et je vois la guerre, la destruction, la mort et la désolation. Ce spectacle atroce est de mon fait et j'en suis fier. Mais par-dessus tout, je ressens le désir de faire toujours plus, toujours pire pour être digne, digne de...

J'enlève brusquement ma main et recule, horrifiée par la vision qui vient de m'assaillir. En un instant, Gabriel est à mes côtés.

- Angi, tout va bien ? demande-t-il d'une voix où perce l'inquiétude.

Je reste silencieuse un instant, les yeux fixés sur le visage du démon qui m'observe avec stupeur.

- Qu'est-ce qu'il vient de se passer... murmure-je dans un souffle.

Gabriel me répond sans détour.

- Nous approchons du Sanctuaire. Tes pouvoirs s'éveillent d'eux-mêmes désormais. Ce que tu viens de faire représente une infime partie des nombreuses choses que tu seras en mesure d'accomplir dès demain. Ton initiation a déjà commencée.

Mon cerveau turbine à toute allure. Mes pouvoirs s'éveillent ? Est-ce que ça veut dire que je leur serai à jamais soumise ? Je n'ai pas du tout maîtrisé quoi que ce soit durant cette étrange vision, est-ce que ce sera toujours ainsi ? Je sens la crise d'angoisse monter. Non, ce n'est pas du tout le moment de paniquer ! Angi, respire, calme-toi, tout va bien... Je prends une profonde inspiration avant d'expirer calmement, tentant de calmer les battements affolés de mon cœur paniqué.

Gabriel tente de m'apaiser quand je sens quelque chose d'étrange, comme une présence rassérénante qui tente de s'infiltrer dans ma tête. Une minute, comment je sais ça, moi ? Je tourne la tête vers Gaby qui fronce les sourcils.

- Quoi ? demande-je en arquant à mon tour un sourcil.

- Tu résistes.

Je suis totalement déboussolée.

- Je résiste à quoi ?

- J'essaye de calmer ton esprit, mais impossible d'entrer dans ta tête.

Stop ! Minute papillon !

- Attends, quoi ?! Tu veux rentrer dans ma tête ? Mais ça va pas non ?!

Soudain, toutes mes crises d'angoisse me reviennent en mémoire. Le seul qui ai été en mesure de me calmer à coup sûr, c'était lui. Mais alors...

- Nom d'un chien...

Il hausse les épaules.

- Je n'avais pas le choix, Angi, les démons sont attirés par les énergies négatives, et tes crises les auraient guidés droit jusqu'à toi. Mon devoir est de te protéger, tu te rappelle ?

Je suis outrée. Comment a-t-il osé ? Je lui faisais confiance, et lui, tout ce qu'il trouvait à faire, c'était faire des excursions non-autorisées dans mon esprit ? Mais qu'est-ce qu'il a dans la tête ce stupide "meilleur ami" ? Je ne réponds rien, sentant que si je laissais ma langue se délier, mes mots pourraient faire beaucoup de mal. Au moins, ce voyage aura servi à quelque chose : je sais désormais qu'il faut se méfier de tout et de tous, surtout de ceux qui sont le plus proche de nous.

La seule bonne nouvelle dans tout ce bazar, c'est que désormais, il faudra se lever tôt pour entrer dans ma tête si même un archange millénaire n'en est pas capable. Bon, après, peut-être qu'il n'a pas beaucoup forcé non plus... Mais peu importe, maintenant, je saurai quand on tentera de s'approprier mes pensées. Finalement, j'ai hâte d'arriver à ce foutu Sanctuaire.

Ex Nihilo -1- Homo homini lupus est [Wattys 2020 - Paranormal]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant