Jour 7

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Kaspar était content de passer la nuit à l'auberge et de pouvoir, un soir, mettre les pieds sous la table, mais il n'en oublia pas de tenir la porte à ses passagers. Il recompta les têtes. Samnels, une Burgrave, Tre, deuxième Burgrave plus la clandestin à deux bâtiments d'ici, en train de consulter le médecin.

L'établissement était bas de plafond et bondé, mais semblait propre et familial, ce qui était parfait. Une fois les lits réservés, il prirent place à une table délaissée dans un coin moins bien éclairé de la salle de dîner.

La moitié de la table faisait la tête à l'autre, Kaspar était donc sûr qu'ils allaient pouvoir manger en silence. Jusqu'à ce qu'Isolde se penche vers lui ;

-Je peux vous poser une question ?

Il ne retint pas son soupir d'ennui.

-J'écoute.

-Vous sauriez pourquoi les fiançailles ont été décidées aussi tard ?

Une question dont la réponse était plutôt évidente. Il suffisait de connaître un tout petit peu les Costes pour savoir :

-Les filles des Costes choisissent leur fiancé elles-même, à leur quart d'an.

-Pas les princesses.

-J'oubliais ce détail.

-Ils choisissent à vingt, pour les princesses, dit Sanj.

Isolde lui jeta un coup d'oeil, mais c'était sa faute si Sanj avait compris de quoi elle parlait -elle parlait fort, après tout.

-Mais pourquoi voulaient-ils qu'elles soient garanties aussi rapidement ? Demanda-t-elle ensuite.

Kaspar haussa les épaules. Sanj secoua la tête. Tre sourit par-dessus sa pinte.

-Moi je sais.

-Tu veux un autre coup de massue pour le faire sortir ?

Le sourire de Tre s'évanouit, mais il releva la tête. Il était encore amoché d'hier, mais ses bleus avaient déjà tourné au violet. Ces garçons des Blanches-Landes semblaient être plus durs d'os que les autres. Il fixa Isolde dans ses yeux bleus, une seconde ; devait-il s'entêter à ne rien dire ou parler ? Il connaissait les commérages. Il aimait en parler.

-On raconte que la princesse n'est pas très sensible aux charmes masculins.

Isolde le fixa une seconde.

-Ce n'est pas censé être une bonne chose ?

-Ah, non, pas dans le sens prude. Dans le sens plutôt sensible aux charmes féminins.

Kaspar fronça les sourcils. Pendant ses brefs moment au Zénith, il n'avait jamais aperçu de près ou de loin la princesse, Briceida. Ni entendu quelque chose de tel.

-Mais ce n'est qu'une rumeur ? Demanda Kaspar.

-Tout est une rumeur, répondit Tre.

Tout est une rumeur. Vous ne savez jamais si un criminel est vraiment coupable sauf s'il tue ou vole devant vous. Ainsi de suite. On pouvait justifier pas mal de choses avec ça. Tout est une rumeur. Devise de criminel.

-Mais quels fondements celle-ci a-t-elle ? Demanda encore Isolde.

Tre secoua la tête.

-Beaucoup trop pour venir de nulle part. Plusieurs employées ont raconté qu'elle avait essayé ou réussi à la séduire, par exemple. Il y a aussi sa correspondance avec Elia de Dor.

Encore quelqu'un que Kaspar ne connaissait pas. Enfin, qu'il connaissait de nom. Elia de Dor était de ces rares noms qui, avec ceux des dirigeants voisins des quatre royaumes, s'échouaient sur les Costes. C'était le son du luxe et un son qui n'était partagé qu'entre connaisseurs. Connaisseurs et pirates. Kaspar n'était aucun des deux -Tre et Isolde était les deux.

-Correspondre avec quelqu'un n'a rien d'une confession, dit-elle, avec plus d'aggressivité cette fois-ci.

Elle posait une quantité de questions.

-Je sais. Je suis de votre côté. Seulement la plupart du peuple des Costes pensent que correspondre avec une poétesse comme Elia de Dor est une confession. Surtout étant donné que son dernier livre est dédicacé à la princesse.

-Si les rumeurs sont vraies, ce n'est pas très discret, remarqua Sanj.

-Comme si quelqu'un oserait leur dire la chose en face, dit Kaspar.

-Je pense surtout que les gens des Costes cherchent de quoi discuter. Neslin et Oneida ont une dynamique ennuyeuse à mourir, leur fils a autant de caractère qu'une serpillière neuve, donc Briceida est la seule sur laquelle il y a des choses à dire.

Tre parlait comme un homme qui n'avait rien à perdre.

-Au moins chez les Hertzholsz il se passe des choses, dit-il.

Siegfried et Fan passèrent la porte à ce moment-là, ce qui marqua un détour définitif dans la conversation.

-Comment ça ? demanda Kaspar.

-Avec leurs funérailles, précisa Tre.

-Enfin, les reines ne tombent pas comm des mouches non plus, dit Isolde sur un ton réprobateur.

Kaspar était toujours perdu.

-De quoi vous parlez ?

-Vous ne connaissez pas les funérailles royales Hertzholsz ?

Fan et Siegfried prirent place au bout de la table. Kaspar s'empêcha avec difficulté de demander à Isolde s'il avait l'air d'avoir déjà été à des funérailles royales Hertzholsz.

-Quand la reine meurt, les héritières en âge de prendre le trône se rendent au château et s'enferment un mois pour décider laquelle d'entre eux deviendra reine.

-Comment ?

-Elles jouent, la plupart du temps. Cartes ou duels.

-Des fois, il leur suffit juste de discuter, rajouta Tre.

Kaspar n'était pas particulièrement intéressé par la politique Hertzholsz et ne posa pas plus de questions. Siegfried décrit brièvement son passage chez le médecin.

Après le dîner, après que tout le monde se soit couché et endormi, Kaspar se releva et descendit aux écuries. Il ressortit sa carte et traça le chemin du bout du doigt. Dans deux jours, ils entreraient dans les Vespérales. Huit jours ensuite et ils entreraient dans le Prins. Dans dix jours encore, loin dans les Costes, ils seraient dans la Grande Cité. Ce jour-là même, ou celui d'après, Flen serait libéré.

La nuit, Kaspar rêvait des rêves flous de la Grande Cité, de la nourriture, de la mer, mais pas de Flen. Il l'avait chassé hors de ses pensées. Que ferait-il quand Flen sera sorti de prison ? Il ne pouvait pas l'attendre à la sortie. Trop de détenus dans le Rayon le reconnaîtraient, d'abord. Mais que devait-il faire ? Aller à sa rencontre ou saisir la prochaine mission comme si de rien n'était ? Kaspar ne se voyait pas mener une vie paisible à Rougemurs, même avec Flen. Ce n'était pas fait pour lui. Partir, peut-être. À Dor ou à Ebreau, où le soleil était doux, la vie mouvementée et les gens se mêlaient de leurs affaires.

Où aller n'était même pas le problème. Flen voudrait-il partir avec lui ? Le temps passé à Rayon n'avait sûrement pas adouci ses sentiments envers Kaspar. Sûrement essaierait-il de le tuer, ou pire, dès sa sortie.

Kaspar jeta la carte loin de lui. Il prendrait la prochaine mission qu'on lui proposerait, et voilà tout. Les chasseurs de prime n'ont pas d'autres rêves que la prochaine prise.

Depuis le Perce-NeigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant