Jour 14

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Il était depuis longtemps minuit passé, ils n'étaient plus que quatre dans le grand salon et aucun d'entre eux ne voulait être le premier à partir.

Ils allaient le regretter le lendemain, Isolde n'avait de cesse de penser. Elle restait quand même, parce qu'une soirée comme celle-ci valait mieux qu'une nuit du sommeil le plus réparateur du monde.

-Donc tu prends, tu coupes, tu les mets face-à-face et hop.

Dans un son très satisfaisant de frottement et de claquement de papier, Siegfried mélangea à nouveau le paquet.‌

Fan, à côté de lui, tenta l'opération.‌ La moitié des cartes lui volèrent des mains.‌ Elle fit une tête à l'adresse d'Isolde, qui lui lança un demi-sourire, les lèvres pincées, pour éviter de rire. Puis elle se pencha pour ramasser les cartes.‌ Siegfried l'aida.

Sanj, assise dans un fauteuil trop grand pour elle, tendit son verre en direction d'Isolde, qui la fixa en essayant de comprendre ce qu'elle lui voulait.‌ Un toast ?

-Un autre ?‌ dit finalement Sanj.

Isolde mordilla le bord de sa coupe.‌ D'ordinaire, elle avait pour principe de ne pas laisser Sanj la servir ou la resservir, en boisson ou en nourriture. C'était le meilleur moyen de mettre toutes ses pensées les plus secrètes à la disposition de la meilleure amie de son frère.‌

Mais ce soir elle ne pensait que des pensées légères, des bulles qui remontaient à la tête et éclataient dans un son clair. Elles n'existeraient plus demain‌.‌ Elles auraient encore moins de poids, en tout cas.‌ Isolde se pencha pour donner son verre à Sanj.‌

Siegfried tenait une carte entre son pouce et son index, la faisant ployer pour tester la flexibilité du papier, avec le regard de l'expert.‌

-Je crois que les Marsanne t'ont prêté un paquet neuf.‌ Prends le mien, ce sera plus simple.‌

Fan prit le paquet qu'il lui tendit et reproduisit la série d'opérations.‌ Couper, à plat, distribuer les cartes les unes entre les autres.‌ Les cartes se séparèrent en grands blocs.‌

-Il ne faut pas hésiter à les plier. Au point qu'elles fassent un L. Comme tu les plies dans l'autre sens ensuite, ça ne les abîme pas.

A nouveau, Fan recommença à mélanger les cartes.

Isolde venait d'apprendre une demie-heure plus tôt qu'elle ne savait pas mélanger des cartes, ce qui était une information nouvelle.‌ Isolde ne comprenait pas.‌ Quand elle était avec Fan, elle jouait aux échecs, parce que c'était un bon moyen de se mesurer l'une à l'autre -et de gagner des paris. Mais Isolde, elle, de son côté, avait appris à mélanger les cartes et à jouer, au traître, à la réussite, au cul du roi et à d'autres jeux encore. Avec d'autres filles. Des soldats de la caserne, aussi, souvent, qui étaient les plus redoutables à ces jeux-là.

Si Fan ne savait pas mélanger ou jouer, c'était qu'elle n'avait pas eu d'autre partenaire de jeu, en dix-neuf ans, qu'Isolde.

Et ce n'était que maintenant qu'elle s'en rendait compte.‌

Un verre apparut par-dessus son épaule. Isolde le saisit et but la moitié d'un trait.‌ Sanj se laissa tomber dans son fauteuil, renversant la moitié de son verre au passage.

-Est-ce qu'on reparle du mariage ?‌ dit-elle.

Le paquet de cartes retomba en un claquement disgracieux.

-On était en train de s'amuser, Sanj, dit Siegfried en la regardant droit dans les yeux.

-Mais Isolde a des choses à dire, et moi-même j'aimerais bien discuter de Kaspar, dit Sanj. Je pense pas qu'on aura une occasion plus propice.

Depuis le Perce-NeigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant