Jour 15

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Ils avaient quitté Tasse-Marsanne la veille, et s'avançaient lentement mais sûrement vers le Prins. Les Vespérales étaient un domaine compliqué à traverser, surtout seul, à cause des Gorges, mais ça demeurait le domaine le moins étendu de tous. Du plus petit au plus grand, c'était les Vespérales, les Costes, le Prins et les Blanches-Landes.

Urs, qui s'occupait des cartes et des itinéraires pour les Hommes de Minuit, et jouait du violon de temps en temps, avait expliqué à Tre que toutes les mesures étaient faussées, parce qu'on délimitait toujours les royaumes avec les frontières marquées à la reconquête, alors que les limites pratiques avaient changé. En plus, on comptait tout l'étendue des Hautsmonts dans les limites des Blanches-Landes, alors qu'en face entière était encore contrôlée par les Hertzholsz. Le jour, il ennuyait tout le monde avec ses anecdotes cartographiques. Le soir, quand il sortait son instrument, tout le monde se taisait.

Il y avait un sens d'inédit à chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour chanter, parce qu'il n'avait que des chansons originales -à chaque pause, chaque moment tranquille qu'il avait, il griffonnait des paroles et des notes sur des chutes de papier, sur sa peau quand il était à court. En écoutant ils savaient qu'ils devenaient gardiens d'un secret que personne d'autre ne voudrait entendre.

Urs chantait l'histoire du siège de Verena.

Verena était le seul personnage historique que Tre connaissait, grâce à Urs. Quand les Hertzholsz occupaient encore les deux côtés de la montagne, et que les quatre royaumes s'étaient mis en tête de s'approprier les terres fertiles du côté nord du royaume Hertholsz, la reine Hertzholsz en place s'appelait Verena.

La chanson commençait avec les exploits de son enfance. Le père de Verena était tellement pieux, paraît-il, qu'elle était née avec une tache de naissance dans le dos représentant une main de Kal. Elle avait été élevée dans les champs des Vespérales, justement, et elle avait planté ses premières graines à sept ans ; au lieu de faire pousser du blé, une meute de chiens était sortie de terre, avec la peau si dure qu'aucun fer ne pouvait la percer. Ses faits d'armes, ses duels, sa réputation en tant que guerrière bénie par Kal la précédaient tant qu'aux funérailles de sa mère, ses sœurs avaient refusé de participer au jeu où l'héritière était choisie, et l'avaient directement nommée reine.

Elle avait pris place sur le trône, au Perce-Neige, quand les quatre rois s'étaient mis sur son chemin, désirant s'approprier les terres fertiles qui appartenaient à Verena. Ils avaient mis le château sous siège, et aucune sortie n'était possible. Verena devrait se rendre, en acceptant une mort certaine pour elle et son peuple, ou se battre, acceptant une mort certaine pour elle et son peuple également.

C'était là que la chanson d'Urs atteignait son point le plus dramatique.

Refusant de signer l'arrêt de mort de son peuple, Verena s'était crée une troisième option : au petit matin, couverte de la plus blanche fourrure qu'elle avait pu trouver, et était sortie, à pied, sans gardes, seule. Si elle était prise c'était une mort certaine.

Elle n'avait pas été prise.

Et aujourd'hui encore, les Hertzholz survivaient.

La chanson de Verena était la préférée de Tre pour un tas de raison : d'abord parce qu'elle était tout simplement magnifique. Ensuite parce qu'elle avait cimenté dans son esprit la seule connaissance historique qu'il avait. Enfin parce qu'elle le confortait dans ses valeurs : Tre se voyait comme une Verena.

Tre ne savait pas comment on parlait de Verena du côté Hertzholsz, mais de leur côté Verena était la plus grande lâche de l'histoire. La preuve que les femmes n'étaient pas faites pour régner et se battre -le déshonneur de la fuite était plus cuisant que la mort de son peuple entier.

Depuis le Perce-NeigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant