Une fois le pont de Cristal passé, c'est-à-dire la partie difficile, Siegfried passa les rênes à Isolde et la remplaça dans la cabine, pour recevoir traitement. Fan était la seule du voyage à avoir suivi la formation spéciale dispensée aux femmes des Blanches-Landes destinées à se marier : des bases médicales, comment traiter les plaies ouvertes, les engelures et distinguer les petits problèmes des gros. Le pays était cruel et la moitié des hommes des soldats. Isolde avait été dispensée, comme elle aurait toujours un médecin à disposition, au Perce-Neige ou autrepart.
Grâce à son "entraînement médical", ils l'avaient laissé soigner Tre en priorité. Isolde l'avait frappé fort, et ce serait cruel d'emmener devant les tribunaux un homme qui n'était pas en possession de tous ses moyens. Mais Tre, tout en restant inconscient, n'avait pas donné de signes de traumatisme. Une bosse dans sa nuque commençait à grandir, ce qui était bon signe ; le sang était là et pas quelque part en train d'inonder son cerveau. Siegfried s'en était pas mal plaint, mais Fan avait très peu de pitié pour les gens qui ne savaient pas supporter la douleur -ça n'avait pas fait pencher la balance en sa faveur.
La plaie était longue et profonde, mais parfaitement innocente -rien de majeur n'était touché, si Fan n'avait pas oublié ses cours. Elle témoignait même que l'attaque n'avait pas été voulue ; le tracé de la blessure était irrégulier et étrange, marque non pas d'un coup prémédité mais d'un accident. Fan nettoya la plaie et se mit à la recoudre, pour l'aider à se remettre seule.
L'atmosphère n'était pas très joyeuse. Du fait de la tentative d'évasion, bien sûr, mais Sanj et Siegfried semblaient avoir aussi simplement un effet assassin sur n'importe quelle ambiance. Ils restaient coincés ensemble à marmonner l'air sombre -deux salles deux ambiances, avait dit Isolde hier. Siegfried ne minaudait plus, mais regardait Fan d'un air méfiant. Soit il avait peur qu'elle rate ses points de suture, soit il attendait qu'elle le dise. Je te l'avais dit. Mon chemin était le bon. Si vous m'aviez écouté, on en serait pas là. Si Tre avait réussi à s'enfuir sans encombre, Fan aurait probablement dit chacune de ces choses avec plaisir -elle et Isolde partageaient la même envie constante, avoir raison, qui avait tendance à aliéner leur entourage. Mais il y avait eu plus de dommages collatéraux que prévu, et il aurait été inconvenant de dire ça, surtout à Siegfried d'ailleurs. Ou de demander à Sanj pourquoi elle ne l'avait pas vu venir dans ses épluchures de légumes.
-Ça va ? demanda-t-elle à la moitié de l'opération.
Siegfried hocha la tête.
-Pourquoi tu n'as pas insisté ? demanda Sanj.
-Quand ça ?
-Hier. Quand on a choisi le chemin, t'avais une autre option et ça aurait pu nous éviter ça.
-Je doute que vous m'auriez écouté.
-Tu ne peux pas le garantir.
-Non.
-Donc tu aurais pu insister ?
-C'est dans la glace.
-C'est bas, ça.
-Je ne vois pas l'intérêt de cette conversation.
Fan n'allait pas remonter le temps et les forcer à prendre son chemin simplement pour le plaisir que Sanj la laisse tranquille.
-Moi non plus, Sanj, dit Siegfried.
Elle fronça les sourcils en direction de Siegfried, puis se tortilla dans son siège pour faire face à la fenêtre.
-Laissez tomber.
Fan continua son travail en silence. Même si Sanj n'avait pas été touchée directement, Fan pouvait comprendre son trouble -la plaie de Siegfried pouvait paraître béante à quelqu'un qui n'avait pas vu beaucoup de blessures similaires, et toute l'affaire était angoissante. Ça rappelait que Tre n'était pas un invité très désagréable mais un futur prisonnier, qui saisirait toute occasion pour s'enfuir au risque de les blesser.
-Ça va partir dans combien de temps ?
-Dans une semaine ou deux, ce sera fait, sauf s'il y a problème. Je crois qu'on ferait mieux de passer voir quelqu'un à Schlitten, au cas où.
-Pourquoi ?
-On est beaucoup en extérieur et dans des endroits qui ne sont pas nettoyés. Vérifier que ce n'est pas infecté et savoir que faire si c'est le cas serait bien.
-D'accord.
Fan finit ses sutures et Siegfried partit reprendre sa place conducteur, avec Sanj.
Le soir, pendant le dîner, Tre se décida enfin à se réveiller. Fan prit son assiette et alla s'enfermer dans la voiture avec lui, pour l'examiner tranquillement.
-Comment on se sent ? demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
-Mal quelque part ?
Tour à tour, il pointa du doigt sa nuque, son oeil au beurre noir, puis toutes les blessures laissées par son combat avec Kaspar, jusqu'à ses poings écorchés.
-Mmmh, dit Fan.
Pour faire partir la douleur, elle regarda tout ce qu'il avait pointé du doigt, de sa nuque jusqu'à ses phalanges. Au bout du processus, il marmonna quelque chose.
-Quoi ? demanda Fan.
-Les loups ne font pas ça.
-S'aider, tu veux dire ?
-Mmmmh.
Il gardait les yeux fermés. Sa voix était pâteuse et son débit accidenté.
-Tu as mal à la tête ?
Il la secoua.
-Il faut me dire.
Il secoua à nouveau la tête. Elle tendit la main et saisit la sienne, pour examiner son bras et ses doigts.
-Et c'est faux. Les adultes chassent pour les nouveaux-nés qui ne peuvent pas. Ils s'entraînent ensemble. Jouent ensemble.
-Je suis pas un spécialiste des loups.
Fan non plus. C'était Isolde qui lui avait dit tout ça, un soir où elles parlaient de sa mère. Les loups s'entraident, avait dit Isolde, mais ils ont des crocs acérés.
Fan releva la manche de Tre et examina les écorchures de son avant-bras, des choses infimes à côté de la plaie qu'il avait infligée à Siegfried.
-On t'a vraiment trouvée dans les bois ?
Elle suivit du doigt une blessure, puis une autre. Quand elle passiat par-dessus un bleu, il frémissait, puis se tranquilisait à nouveau. Il ne retirait jamais son bras.
-Oui. Isolde m'a trouvée, elle m'a ramenée chez elle et elle m'a élévée.
-Quel âge ?
-Sept ans. Je crois.
-Pffff. J'arrive pas à croire qu'on pourrait t'abandonner.
Un sourire se forma au coin des lèvres de Fan, puis disparut aussitôt. Elle prit la main de Tre, et étendit ses doigts.
-Tu ne les a jamais cherché ?
-Mes parents ? Si. Mais j'ai des...j'ai un visage assez particulier. Je n'ai trouvé personne, donc soit ils sont morts, soit je suis venue de l'autre côté.
Elle commença à les étirer un à un, pliant puis tirant dessus, pour dénouer la peau et occuper ses propres mains, tout bêtement. D'un coup, il lui serra la main.
-Ne me juge pas trop durement. On n'a pas tous eu la chance d'être recueilli et élevés par des ladys.
-Ça ne m'a pas traversé l'esprit.

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Depuis le Perce-Neige
FantasiSuite à ses fiançailles avec une quasi-inconnue, Siegfried Burgrave doit traverser le pays en un mois, accompagné de sa soeur, de sa meilleure amie, et supervisé par un chasseur à gages bordant sur l'incompétence. Le chemin jusqu'aux Costes est long...