Jour 2

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Le pire avec dormir dans une caisse, c'est que Fan avait le vague souvenir d'avoir déjà connu pire. Elle avait des images enneigés des jours passés dans la forêt avant d'avoir été retrouvée, des moments principalement passés à pleurer et à creuser désespérement dans la neige, comme si elle allait y trouver un feu brûlant. Au moins dans la caisse, elle n'était pas triste, et il faisait chaud.

Elle avait apporté un point de croix -Isolde lui avait dit qu'elle ne pouvait pas broder dans le noir, et Fan comptait bien lui prouver le contraire. Il suffisait de concentrer du début jusqu'à la fin, et de faire un motif monochrome. Elle devait souvent s'arrêter et toucher le tissu, pour savoir d'où elle venait et où elle allait, et souvent elle se perçait la peau avec l'aiguille, comme c'était le seul moyen qu'elle avait de la guider. Elle pinçait le doigt blessé jusqu'à ce que le saignement s'arrête et se répétait qu'elle avait connu pire.

Il était l'heure du dîner. Fan le savait grâce au code. Un quand tu peux sortir, deux quand quelqu'un entre, trois au repas. Isolde avait cogné trois coups quelques temps plutôt, et trois autres quelques heures avant. Dès qu'on a passé Flosse, je te sors de là, lui avait dit Isolde ce matin, quand ils s'étaient remis en marche ce matin. Fan avait acquiescé. Elle n'était pas plus pressé que ça. Elle n'anticipait pas forcément la dispute inévitable qui viendrait avec la révélation de sa présence. Tant qu'elle avait du fil, elle pouvait rester dans sa boîte. Et c'était difficile de voir quelle quantité de fil il lui restait dans le noir. C'est le contraire de Poe, se disait-elle quand ses doigts s'engourdissaient et qu'elle n'avait plus assez de précision pour sentir le détail des points. Après sa naissance, il avait écrit et chanté et construit sous le soleil de sa soeur Lej jusqu'à ce que ses yeux brûlent, jusqu'à ce que Nam vienne et apporte la nuit avec lui. Pour Fan qui avait du mal avec la religion, enfin elle avait un moyen de se rapprocher de ses dieux.

Le carrosse fut déplacé par un nouveau poids. Ils devaient avoir fini de manger.

Le couvercle s'ouvrit au-dessus de sa tête. Fan serra son aiguille et leva les yeux, mais l'afflux de lumière l'empêcha de voir s'il s'agissait d'Isolde.

-Bonsoir, dit-elle en attendant une réponse.

-D'accord, je me disais bien.

La personne laissa retomber le couvercle. Définitivement pas Isolde. Fan leva les bras et bloqua le couvercle à mi-chemin. Ses yeux s'habituaient enfin à la lumière.

-Viens, dit Isolde en l'aidant à soulever le couvercle.

-Par les Dieux, tu savais qu'elle était là ? demanda Siegfried plus loin.

-Bien sûr que je savais qu'elle est là, je suis pas stupide.

Fan laissa retomber le couvercle et s'assit sur la banquette. Elle avait encore son point de croix à la main. Elle se sentait comme moulée en forme de banquette. Il lui faudrait un temps pour que la sensation se dissipe, sûrement.

-T'es stupide ! Tu sais très bien que tout ça, c'est dangereux !

-Tu voulais que je la laisse en première ligne ?

-Arrête de déformer mes propos, tu sais très bien ce que je veux dire.

-Non, je comprends pas vraiment, explique-moi !

En temps normal, Fan se serait défendue seule, mais entre Isolde et Siegfried, c'était impossible d'en placer une, aucun des deux ne l'écouterait. Elle serrait son point de croix sans savoir quoi faire. Elle était mal placée pour leur dire de se calmer, mais si elle ne le faisait pas, ils pourraient rester comme ça des heures.

Elle ne pouvait compter que sur leur fameux chasseur de primes. Kaspar. Un nom de démon, avait dit une femme aux cuisines quand le mot du départ d'Isolde et Siegfried avait commencé à se disperser. Fan avait hâte de voir à quel démon ils auraient affaire.

Isolde se rejeta en arrière et son dos frappa la paroi du carrosse, attirant à nouveau l'attention de Fan.

-C'est bon, de toute façon dans tous les cas tu voudrais pas partir, donc c'est pas mon problème.

-N'essaye pas de rejeter la faute sur moi, je peux-

Kaspar apparut à la fenêtre ouverte du carrosse. Il n'avait pas une tête de chasseur de prime, ni de démon. Il avait des traits nobles et fins, avec des pommettes hautes, et des yeux noirs. Ses paupières étaient arqués dans une position perpétuellement à demi-ouverte, ce qui lui donnait un regard méfiant, un air de marchand qui refusait de se faire arnaquer. Il avait des cheveux longs et bruns, comme Fan en avait vu sur des gravures de Hertzholsz -sauf qu'ils n'étaient pas tressés et coiffés comme ceux de l'autre côté du Hautsmonts. Il observa longuement d'abord Fan, puis Isolde.

-Vous avez prévu des provisions en conséquence ? Lui demanda-t-il.

-Bien sûr.

Il retourna la tête vers Fan, rapide comme un oiseau nocturne.

-Je ne suis pas payé pour vous protéger, donc en cas de problème je vous conseille de ne pas les lâcher d'une semelle. Compris ?

Fan hocha la tête presque aussi rapidement que lui. Il tapa du plat de la main la porte du carrosse.

-Si on fait un peu de chemin ce soir, on sera à Flosse avant demain midi.

Puis il disparut. Par la fenêtre Fan le regarda se remettre en selle. Il menait une jument qu'il menait depuis longtemps, visiblement, et qu'il n'avait pas récupéré à n'importe quelle auberge. Le poil noir de la bête était soigné et lustré, comme sa selle, et rien qu'au pas Fan pouvait voir les muscles jouer sous sa peau fine.

Siegfried fixa encore Isolde une seconde, puis disparut avec un marmonnement ;

-Irresponsable.

Puis il disparut, et peu après ils se remirent à avancer. La forêt défilait à la fenêtre, et Fan soupira. Tout s'était passé trop vite, et elle avait encore du mal à comprendre comment elle était passée d'une boîte noire à une boîte un peu plus grande et plus illuminée. Isolde avait voulu la garder jusqu'à la sortie de Flosse pour s'assurer qu'on ne force pas Fan à rentrer, mais l'idée n'avait même pas été émise. Une vague de sentiments la noyait silencieusement ; du soulagement, oui, mais du doute aussi. Elle ne pouvait faire confiance à un homme qui ne protégeait que quand il était payé pour le faire. Et Siegfried allait sûrement s'appliquer à rendre toute opération plus difficile que nécessaire. Ce qui allait énerver Isolde. Ça allait être un très long mois. Et qu'allait-elle faire à la Grande Cité, de toute façon ?

Isolde lui donna un coup de pied dans le mollet. Fan leva les yeux vers elle et la fixa, une seconde. Isolde lui sourit.

-Ça a marché ! s'exclama-t-elle.

Elle lâcha un éclat de rire de satisfaction, puis se pencha pour saisir les mains de Fan. Son regard s'arrêta sur le point de croix que Fan lâcha pour recevoir son geste. Elle le saisit.

-Tu te moques de moi ? dit-elle en le brandissant.

La bouche de Fan s'anima enfin, d'abord pour former un demi-sourire, puis pour dire :

-Je t'ai dit que je pouvais broder dans le noir.

Isolde secoua la tête.

Plus tard, elle invita Fan à s'asseoir à côté d'elle, et fit semblant de dormir sur son épaule pour qu'elle n'ait pas à dormir dehors. Siegfried s'endormit sans lui accorder un regard.

C'était la façon dont elle évaluait les gens, maintenant. Si c'était cette personne qui m'avait trouvée et pas Isolde, en serais-je là où je suis maintenant ? La plupart du temps, la réponse était non.

Depuis le Perce-NeigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant