Depuis que je m'étais livré aux filles, j'allais beaucoup mieux, je me sentais léger et heureux, mais surtout, j'arrivais enfin à dormir des nuits complètes, sans cauchemar, sans terreur, sans sueur froide ni envol vers le sol. J'étais un homme libre.
En l'espace de quelques semaines, qui m'avaient parue extrêmement courtes, l'hiver avait pris place sur notre ville, et ce matin la neige avait même fini par montrer le bout de son nez. Je soufflai doucement sur mes mains en les frottant entre elles tout en continuant ma route pour rejoindre Anna au café. Chacun de mes pas s'enfonçaient dans la neige d'au moins dix centimètres dans un petit crissement.
Une heure un peu plus tôt, Anna m'avait appelé totalement affolée. Au café, ils étaient habituellement quatre, mais aujourd'hui, il n'y avait qu'elle. Cependant, ce n'était pas le plus affolant dans cette histoire. Elle avait essayé par tous les moyens de joindre son patron ainsi que Didier et Anya, mais personne n'avait répondu. Leurs portables n'avaient cessé inlassablement de sonner dans le vide.
Anna avait alors fini par nous appeler Camille et moi pour qu'on lui vienne en aide et nous avions accepté sans aucune hésitation. Nous avions décidé d'aller chacun sonner chez eux en ayant l'espoir qu'ils avaient simplement oublié de se réveiller, ou qu'ils étaient malades, mais au fond, aucun de nous n'avait vraiment de doute sur la réalité de la situation. C'était arrivé bien trop de fois pour le nier.
Anna était partie chez son patron, Camille chez Anya et de mon côté, j'étais partis rendre visite à Didier. Pour chacun de nous, le constat avait été le même et sans réelle surprise : personne ne nous avait ouvert. Malgré nos infimes espoirs, la réalité de cette ville nous avait rattrapée. Ils avaient disparu, eux aussi, comme tous les autres avant eux. Trois disparitions en une seule nuit, cela faisait beaucoup, surtout quand nous connaissions les trois personnes. Jamais avant, un même "cercle" n'avait connu une aussi grande perte.
Après nos visites, nous avions pris la décision de nous rejoindre au café pour nous retrouver mais surtout pour être ensemble. En y entrant, je vis Anna s'affairer à préparer des cafés, des thés ou encore des chocolats chauds. Elle ondulait entre les tables, son éternel sourire disparu pour laisser place à des yeux rouges et vides de sens. L'ambiance était lourde, c'était la première fois que les rires avaient pris congés dans le petit café à l'ambiance familiale.
Les clients savaient, ils avaient compris ce qui se passait, Anna ne leur avait pas caché la vérité. Les plus fidèles étaient restés, essayant tant bien que mal de remonter le moral d'Anna et de lui prouver que malgré la terrible tragédie qui s'était déroulée, ils étaient là pour elle, pour continuer de réaliser le rêve de Chris en continuant de donner vie à son café. C'était le meilleur moyen de ne pas oublier nos amis et de leur rendre hommage à notre échelle.
Anna disparu dans la cuisine, j'en profitai alors pour la rejoindre. En entrant dans la pièce, je la vis faire tomber une théière fumante sur le sol à cause de ses mains qui ne cessaient de trembler. La porcelaine vola en éclat sous les meubles et sur le sol, déversant sur le carrelage un liquide transparent et bouillant. Anna éclata en sanglots. Je la pris aussitôt dans mes bras, la serrant fortement contre mon torse tout en la berçant.Aujourd'hui, la femme forte que je connaissais avait elle aussi disparu.
« Tout ira bien. Tu n'es pas seule.
- Ils ont disparu... Tous les trois...
- Je sais... On est là... »
Sa tristesse et son angoisse étaient palpables. C'était la première fois que je la voyais aussi fragile, aussi perdue. Je la berçai un long moment contre moi, essayant de la calmer, de l'apaiser tant bien que mal. Je ne pouvais que la comprendre. Elle était ici depuis plus longtemps que moi, Chris était son tout premier ami ici, avant d'être son patron, et elle partageait sa vie avec ses collègues depuis pratiquement le début de sa présence ici, comment ne pas être bouleversée par leurs disparitions soudaines ?
On releva d'un même mouvement la tête quand quelqu'un entra dans la cuisine. Camille nous avait rejoint. Elle vint elle aussi nous serrer dans ses bras. Nous étions tous les trois très liés, notre amitié était très forte, alors je ne pouvais imaginer un seul instant qu'un de nous ne soit plus là subitement. C'était inconcevable. Nous étions trois, pas deux, ni encore un seul. Nous étions un trio redoutablement solide.
« Ne t'en fais pas Anna, Bridger et moi allons t'aider pour le café. Je viendrais vous rejoindre dès que mon service à l'animalerie sera terminé. On va continuer à faire vivre le café, c'est ce qu'ils auraient tous voulus. »
Anna releva la tête pour nous regarder chacun à notre tour, comme pour vérifier qu'elle disait vrai. Je caressai sa joue doucement en hochant la tête. Je l'aiderais. Je ne la laisserais pas tomber. Elle nous serra chacun à notre tour dans ses bras et nous remercia, puis elle essuya ses yeux en reniflant tout en reprenant contenance.
« Aller ! C'est parti ! On arrête de se morfondre ! Tournée générale de madeleines ! »
Elle s'éloigna vers l'énorme four et sortit une dizaine de moules à madeleines tout chauds. Une bonne odeur s'éleva dans l'air tandis que Camille enfilait un tablier autour de sa taille. De mon côté, je ramassai la porcelaine au sol tout en nettoyant la flaque d'eau pour qu'aucun de nous ne glisse dessus.
Anna semblait avoir reprit du poil de la bête et je l'entendis crier dans la salle qu'elle offrait à tous les clients une tournée de madeleines. Des cris de joies et des rires s'élevèrent à la suite de sa proposition. Tout le monde ici essayait de garder le sourire et de redonner la joie qui était reine à l'intérieur du café.
Malgré le fait que nous avions l'habitude des disparitions, elles avaient toujours été là, c'était toujours dur de perdre un ami. L'habitude ne pouvait pas atténuer la douleur. C'était un fait et une évidence.
Le Coffee and Cie n'allait pas disparaitre après cette tragédie, nous nous en étions fait la promesse silencieuse quand nos regards s'étaient croisés avant que chacun ne prenne son service et nous la tiendront, coûte que coûte.
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Sur le Fil
Mystery / ThrillerUn soir, deux personnes se donnent rendez-vous au restaurant. La première attend de longues heures la seconde devant deux chandelles qui disparaissent lentement sous un balai de flamme. La seconde ne viendra jamais. Les jours suivants, elle ne revi...