Leçon de musique

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Agaroche à la barre! On m'a dit de venir signer et je viens signer mon papier de présence. Mon objectif d'écrire au moins une fois avant noël a été atteint, je peux donc aller me recoucher... 

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Un doux air de violoncelle s'éleva dans la froide nuit d'hiver. La musique classique réchauffa les cœurs et apaisa les esprits agités des habitants du quartier, la neige capricieuse et dérangeante les plongeant dans une paralysie involontaire. Le petit village était écarté des routes déneigées et de la grande ville ; si un incident arrivait, ils devaient se débrouiller par eux-mêmes. Certes, les villageois ne manquaient pas de ressources et les traditions orales étaient restées ancrées dans les mémoires des anciens, toujours à l'écoute des plaintes des nouvelles générations avec un sourire mystérieux aux lèvres. C'était dans ce village que vivait Fiodor Dostoïevski, fraîchement revenu du théâtre de Moscou. Il était allé voir les gracieuses danseuses de ballet du Bolchoï qui avaient interprétées une fois de plus avec brio Casse-Noisette. La musique de Tchaïkovski l'avait toujours fait frissonner en cette période de l'année et le passage de la valse des flocons de neige le faisait particulièrement vibrer.

Penché sur l'instrument, les cheveux non retenus par son habituel chapka, frottant l'archet contre les cordes de son précieux violoncelle, Fiodor interprétait comme toujours de manière impeccable le prélude de la suite n°1 de Bach. La morceau avait la qualité de pouvoir être joué seulement au violoncelle et d'attirer l'attention des passants, calmant souvent les pleurs des enfants. Malgré le froid mordant, il avait décidé de jouer la fenêtre ouverte, se moquant éperdument de sa « faible constitution anémique » au profit des cris de joies des enfants qui jouaient avec la neige, lui apportant un léger sourire lorsqu'il entendait les rires. Il était peut-être un rat, mais il n'était pas un monstre. L'innocence des enfants devait être préservée dans ce monde injuste qui n'attendait que son châtiment divin.

Sous la mélodie, il entendit aussi le vent s'engouffrer dans la pièce, balançant les rideaux feutrés et faisant bruisser les feuilles qu'il avait négligemment posées sur son bureau. Les notes de la sonate en sol mineur de Chopin bougeaient d'un mouvement hypnotique. Le morceau se jouait habituellement accompagné d'un piano mais Fiodor n'en avait que faire, l'édition qu'il avait devant lui était l'une des premières imprimées. Les lumières de l'éclairage public du village créaient des ombres dansantes sur les murs, donnant un air de magie pure à sa bibliothèque qui servait aussi de salle de musique. Les habituelles bougies qu'il utilisait pour s'éclairer étaient éteintes depuis bien longtemps, la flamme tremblante soufflée par le vent.

Un bruit sec le sortit de sa rêverie et de son morceau. Il regarda l'heure sur l'énorme pendule de grand-mère qui faisait parfaitement partie du décor ancien de la pièce. Il cligna des yeux, se rendant compte que la personne qu'il avait attendu était légèrement en retard. Se levant tranquillement, il rangea avec délicatesse son violoncelle et alla accueillir son visiteur hebdomadaire avec sa morgue habituelle. Il traversa son salon, une salle qu'il n'utilisait que très peu et alla ouvrir la porte en faux-bois qui le séparait du monde extérieur.

Fiodor laissa tomber son regard, à peine surprit du visage angélique et déterminé d'un enfant qui était au pas de sa porte, ne s'excusant même pas de son retard. Le visage du fils de sa voisine, pour être plus précis. Il tenait dans ses bras, comme chaque semaines depuis quelques mois, la partition de Beethoven qu'il avait demandé au rat de lui apprendre. Il voulait jouer le morceau pour sa mère en tant que cadeau de Noël et en souvenir de son père récemment décédé. Son père, en effet, était aussi un violoncelliste et avait joué chaque année précédant sa mort la première sonate à sa femme et à son fils la veille de Noël. Il mourut en février, touché de plein fouet par une violente grippe qui avait heureusement épargnée le reste de la famille.

Le petit était venu à sa porte quelques mois plus tard, la partition sous le bras, le regard téméraire. Il n'essaya pas de l'amadouer en racontant son histoire à Fiodor. Il lui avait juste montré le morceau et lui avait demandé de lui apprendre à jouer. Le roi des rats savait qu'il était inexpérimenté et que lui-même avait bien d'autres choses à faire : fomenter contre le monde entier et surtout contre des possesseurs de capacités n'était pas une mince affaire. Pourtant, au lieu de refuser tout net comme il avait prévu de faire, il accepta de mauvaise grâce la demande de l'enfant. Il ne savait si c'était à cause de l'histoire touchante qui avait ému le gamin à un si jeune âge, huit ans cet hiver, ou sa bouille angélique aux cheveux platines et aux yeux bleus saisissants qui l'avaient fait changer d'avis. C'était peut-être le courage énorme de se présenter à sa porte sans en parler à sa mère, ou encore en mémoire de son père, qui avait autrefois fait quelques duos avec Fiodor, qui avait fait fléchir son moral d'acier.

Il avait regretté sa décision dès les premières fausses notes : la partition était complexe, aussi bien dans les nuances que dans les placés des doigts, et il comprit que lui apprendre le violoncelle avant le réveillon relèverait d'un miracle. Il ne blâmait pas vraiment l'enfant, il fallait une discipline et un mental d'enfer pour maîtriser un instrument aussi compliqué que le violoncelle. Il avait proposé à l'enfant de jouer un extrait d'une partition plus simple de Mozart à la place, essayant de le persuader que sa mère ne lui en tiendrait pas rigueur. Le mépris que l'enfant éprouva face à l'alternative proposée failli faire perdre à Fiodor le peu de patience qu'il avait ; l'irrespect exprimé à l'un des plus grands compositeurs de l'histoire relevait d'une pure insolence.

C'est ainsi que, trois fois par semaine, le gamin venait jouer une heure et demi dans la salle de musique de Fiodor et repartait, fourbu, avec bon nombre de devoirs qu'il faisait à l'abri des oreilles de sa mère. En ce 11 décembre, l'enfant maîtrisait la totalité de la partition à la grande surprise de l'anémique et continuait de venir pour travailler les nuances du morceau. Il y avait peut-être une bonne étoile qui veillait sur le gamin. Le petit avait du culot et du talent, le rat pouvait le concéder, mais il refuserait de l'exprimer face à son élève, même sous la torture.

C'est pourquoi, en guise de cadeau de Noël en avance, Fiodor annonça ce jour-là qu'il avait décidé d'accorder l'instrument du père du gamin, prétextant qu'il était hors de question que l'enfant ramène SON violoncelle chez sa mère. Il refusa de reconnaître l'élan de douceur qui le traversa quand le gamin le remercia chaleureusement, les larmes aux yeux. Timide, le rat coupa court à ces « niaiseries » et entraîna d'une main de fer son apprenti qui redoublait d'effort. Il reparti, comme d'habitude, une heure et demi plus tard, mais avec cette fois la promesse de ramener son propre violoncelle à Fiodor.

Une fois les salutations terminées et après avoir raccompagné l'enfant à la porte d'entrée, le roi des rats retourna dans sa salle de travail. Il trouva la fenêtre autrefois ouverte, il avait fait travailler l'enfant dans le froid et il n'en avait aucun regret, complètement fermée. Ses partitions étaient soigneusement rangées sur son bureau, pas son œuvre ni celle du gamin, et une nouvelle pile de feuilles attira son attention au centre de la table. Le trio en mi bémol majeur pour piano et cordes de Schubert ainsi que la sonate en mi mineur de Brahms trônaient fièrement sur le bureau en sapin. Au crayon de papier était dessiné le fameux logo des rats de la maison des morts sur le haut des pages. Il se permit un bref sourire sincère, éclairant son visage d'une lueur inhabituelle. Il décida, contre toute attente, de laisser quelques jours de liberté à ses subordonnés. Ils avaient été de bons petits soldats, allant répandre ce que Fiodor appréciait appeler "justice divine", et colportant la bonne nouvelle : le monde sera bientôt sauvé des monstres qui peuplent ses bas-fonds.

Et puis, après tout, c'était bientôt Noël.

F.S.A's Christmas CalendarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant