4. Les esprits frères

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Je sens le poids écrasant de tous ces regards braqués sur moi. Ceux de mon peuple mais, surtout, ceux de mon clan.

Face à mon silence, ils se montrent curieux. Inquiets. Implorants. Et enfin je réagis.

Je me dépêche de me lever. Je me tiens aussi droite que possible, tout en me sentant brusquement vulnérable. Pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur moi ?

Je n'ai qu'une envie : dire non. Lui crier de choisir quelqu'un d'autre. Mais je ne peux pas. Bien sûr, il y a toujours une chance pour qu'il prenne mon refus comme un affront et annule tout. Cependant, la vraie raison pour laquelle je ne peux pas refuser, c'est que je ferais honte à mon clan.

Une honte que ce dernier devrait porter alors pour moi, génération après génération. Bien trop longtemps, avant qu'on puisse enfin lui pardonner d'avoir élevé une fille assez ingrate pour préférer faire passer sa petite personne avant le bonheur des siens.

Alors je ne dis rien, et serre les poings. Mon espoir, c'est Xemtei. Il est bien placé pour savoir que je suis un des plus mauvais choix !

Il y en a tellement qui sont plus accommodantes que moi ! Qui sauront mieux s'adapter ou qui, à défaut, pourront supporter leur nouveau quotidien avec optimisme et patience, sans jamais le contester.

Ce n'est pas mon cas, je le sais. Et Xemtei le sait.

Sitôt debout, de mes yeux emplis de détresse, je le supplie donc en silence d'intervenir auprès de son ami. Mais quand je surprends l'expression à la fois confiante et triomphante qui illumine ses traits, mes espoirs s'étouffent soudain.

À la place, toutes les pièces du puzzle se mettent brutalement en place.

Et je comprends.

Je comprends qu'il a commencé à chercher une épouse pour l'empereur dès son arrivée. Quand il s'est présenté à chaque chef pour se renseigner sur les particularités et talents de chacun des nôtres.

Il ne venait pas seulement pour en savoir plus sur notre peuple. Il venait surtout faire son marché.

J'aurais dû remarquer que, dès le deuxième mois, la liste des Kaeli avec lesquels il passait le plus de temps ne comportait presque que des femmes. J'aurais dû m'inquiéter de le voir, ces derniers temps, me surveiller ou me suivre comme mon ombre.

Cela fait un moment que mon sort a été scellé. Ce que je ne comprends pas c'est : pourquoi moi ? Aucun de mes talents, si précieux ici, ne me servira une fois à la cour ! Et surtout : pourquoi ne m'a-t-il rien dit ?

Je l'observe à présent avec un âpre mélange de tristesse et de rancœur. Mon cœur ne tambourine plus, il se serre douloureusement dans ma poitrine, asséché. Je me sens trahie.

Inconscient de ce qui m'anime, Xemtei conserve son air radieux. Il semble même m'encourager du regard.

M'encourager à quoi ? À m'avancer ? À prendre la parole pour dire merci ? Alors que je viens de comprendre qu'on m'a choisie comme un bout de viande, un meuble, sans me donner voix au chapitre ?

Alors que cet empereur, qui n'a déjà pas condescendu à passer une seule journée auprès de nous, ne compte même pas me laisser le temps de dire adieu à ma famille ?!

Je sens les larmes me monter aux yeux, mais je les combats. Si je dois pleurer, je le ferai quand je serai seule. Il est hors de question que ce soit la dernière nouvelle qu'on rapporte de moi à mes parents.

Tout cela leur sera déjà bien assez difficile à accepter comme ça.

On attend toujours mon approbation, même si ce n'est qu'une formalité. Les doigts de l'empereur se remettent à battre la cadence sur sa cuisse avec nervosité.

Le Harfang et le LoupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant