Le Harfang et le Loup

6. L'orage

Cela fait un moment maintenant que nous alternons le trot et le pas, sous un soleil de plomb. J'aperçois enfin les montagnes qui se dressent devant nous, j'en déduis que la frontière entre les terres kaeli et le début de l'empire n'est plus très loin.

Je ne me suis jamais aventurée au-delà.

Pour moi qui ai parcouru mon pays en long et en large, cela me fait étrange de me dire que dans quelques heures, je serai en territoire inconnu.

L'air est presque trop chaud pour la saison, je commence à regretter ma veste. Je n'ose imaginer ce que ça sera, une fois les montagnes franchies... Heureusement, le vent commence à se lever.

Xemtei se retourne régulièrement pour vérifier que je suis bien là. L'empereur, non, jamais. Il scrute plutôt les alentours avec nervosité. Je ne sais pas ce qu'il craint, il n'y a pas de bête sauvage ici qui risquerait de s'en prendre à nous.

J'ai l'impression que Xemtei en a assez de cette ambiance pesante. Il s'écarte finalement pour faire demi-tour et venir se ranger à côté de Petit-Chêne, calquant son allure sur la mienne.

- Très bien, soupire-t-il d'un air las. Je me doute que simplement m'excuser ne suffira pas... mais sachez-le : je suis désolé ne pas avoir été plus honnête avec vous. Je ne regrette pas ce que j'ai fait, parce que je sais que j'ai fait le bon choix. Mais je regrette que cela vous ait blessée.

Je lui en veux toujours. Mais si je suis en colère contre lui, je n'en perds pas pour autant ma capacité à raisonner. Cela ne m'apportera rien de continuer à me braquer. Je ne vais pas commencer ma nouvelle vie en ignorant le seul membre de l'empire qui soit amical avec moi !

J'opine donc du chef.

- Oui, vous m'avez blessée. Mais vous avez raison. Si vous m'aviez fait part de vos plans, j'aurais tout fait pour les entraver. J'aurais sincèrement préféré que vous choisissiez quelqu'un d'autre...

Je fais claquer ma langue contre mes dents avant de vider mon sac :

- Je suis fruste. Têtue. Analphabète. Je n'aime pas les faux-semblants. Je ne me plie pas volontiers aux ordres. J'aime la liberté et chevaucher à travers le nord. Je ne crois pas que ça soit le terreau idéal pour une future impératrice !

Au lieu de me confirmer mes propos, il sourit largement avant d'affirmer :

- Je crois au contraire que vous avez des qualités indéniables pour cette fonction.

Je lâche un rire sec sans répondre.

- J'ai été notamment très impressionné par le récit de votre aventure dans le grand nord ! ajoute-t-il, comme si cela avait valeur d'argument.

- Ah. Ça..., je marmonne, maussade.

Il fait allusion à un épisode qui a fait à la fois la frayeur et la fierté de mon clan.

Je venais d'avoir quatorze ans. On m'avait autorisée à accompagner Arven dans un de ses périples, tout au nord de nos terres. Nous devions traverser plusieurs territoires, pour la plupart désolés. C'était la première fois que je m'aventurais aussi loin, j'en étais toute fébrile.

Il y a des zones où l'on ne trouvera jamais un camp kaeli. Ce sont les terres des esprits. Nous avons le droit de les traverser, nous avons le droit d'y chasser, nous avons le droit d'y faire une pause et d'y faire paître les chevaux.

Mais il nous est interdit de nous y installer ou d'y vivre. Ces territoires ne nous appartiennent pas. C'est au nord qu'ils sont les plus nombreux, là où de toute façon personne n'irait monter son camp.

Nous avons été pris avec Arven dans un blizzard aussi soudain que féroce. Un ours qui semblait enragé nous a attaqués. Il a éventré mon cheval. Il m'a lacéré le ventre et le dos alors que je tentais de me protéger avec mon paquetage.