Trop jeune pour toi

Chapitre 15

Peu à peu, le monde perd toute couleur pour Carla. Elle fonctionne en pilote automatique d'un bout à l'autre de jours qui se ressemblent tous et n'ont plus ni odeur ni saveur. Une routine s'installe dans ce temps suspendu qui n'est rien d'autre qu'une interminable attente.

Pendant la semaine, c'est elle et Chloé. Carla fait tout ce qu'elle doit faire mais il y a tellement moins à faire depuis qu'elle n'a plus qu'une seule personne à charge. Le week-end, elle dépose la fillette chez son père, et il n'y a plus alors qu'elle et Max.

Elle prend le temps de faire de longues balades avec son chien, qui flâne lorsqu'elle l'y autorise, mais revient régulièrement s'assurer qu'elle est encore là, assurer sa maîtresse de sa présence à lui. Elle lui en est reconnaissante parce qu'elle sait que lui au moins, quoi qu'il arrive, lui restera toujours fidèle.

Carla est quelqu'un de sociable et d'expansif qui a besoin de contact humain pour s'épanouir. Elle n'est réellement seule que si elle veut l'être – ce ne sont pas les amies et les collègues qui lui manquent pour sortir, aller au cinéma, boire un verre ou visiter une expo.

Pourtant ce qu'elle ressent au fond d'elle-même est indicible et elle le garde pour elle. Les sorties, les amis, tout cela n'est qu'une distraction superficielle qui lui évite juste de penser au trou dans sa poitrine que rien ne peut combler depuis que son mari l'a chassée comme une malpropre et que son fils a coupé tout contact avec elle.

― Je te connais tu sais, lui dit sa mère. Tu n'es pas faite pour rester seule. Si c'est fini avec Frédéric, trouve-toi quelqu'un d'autre, voilà tout !

J'avais quelqu'un d'autre, songe Carla. Quelqu'un à qui elle ne veut plus penser, parce qu'elle l'a sacrifié sur l'autel de sa famille, laquelle ne donne aucun signe de vouloir se ressouder pour autant.

Le père de Carla est mort quand elle était adolescente, il n'est plus là pour lui donner des conseils. Sa mère, jeune retraitée de l'Education Nationale, a la bougeotte, et entre deux déménagements d'un bout de la France à l'autre, passe sa vie à voyager pour découvrir le monde et ses habitants. En ce mois de juillet, elle s'est posée juste assez longtemps pour venir célébrer l'anniversaire de sa fille.

Carla fête ses quarante-trois ans. Enfin, « fête » est un bien grand mot. Six mois qu'elle est séparée de son mari à présent. Chloé, qui passe le mois de juillet chez son père, a téléphoné pour lui souhaiter bon anniversaire. Frédéric a prononcé au téléphone de vœux polis et sans chaleur. Thomas ne s'est pas manifesté.

De temps à autre, Carla tente de prendre des nouvelles de son fils. Mais il ignore sa main tendue. Il lui a fait dire par son père qu'il ne voulait plus rien avoir à faire avec elle. Tu n'es plus ma mère, a-t-il dit.

Quoi qu'il en dise, et même s'il la déteste, elle sera toujours sa mère. Elle n'a pu que lui envoyer un message pour le féliciter d'avoir réussi son concours d'ingénieur, mais cela ne l'empêche pas d'être fière de lui. Il ne veut plus entendre parler d'elle mais elle organise tout de même avec son père sa future vie d'étudiant loin de la maison.

Frédéric n'a pas assez de sens pratique pour penser à tout sans Carla, mais assez pour accepter son aide sur ce point. Son mari est soulagé de suivre ses instructions quant au choix de la chambre à louer et de l'équipement à emporter, et même si Thomas n'en sait rien, tout le monde y trouve son compte.

Thomas est encore trop jeune pour s'être aperçu que le monde n'était pas que tout noir ou tout blanc. Il est toujours braqué contre Carla, et bien que son cœur de mère saigne, qu'elle se sente coupable d'être la cause de sa colère et de ne pas en détenir le remède, elle espère qu'il finira par s'en remettre, ne serait-ce que parce qu'elle n'aime pas penser que son fils est si rancunier. Se cramponner à ces sentiments négatifs avec une telle obstination ne le rendra pas heureux. Et que peut vouloir une mère à part de savoir son fils heureux ?