Chapitre 6

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Thomas a été piqué au vif par la remarque de sa mère, et lorsqu'elle rentre du travail le mardi suivant, elle constate avec surprise qu'il a préparé le repas. La salade est trop salée, la quiche un peu roussie sur le dessus et le fond un peu cru, mais pour un premier essai, il ne s'en est pas trop mal tiré. Carla le félicite chaudement.

― C'est merveilleux mon chéri, se réjouit-elle. Moi qui avais peur que tu meures de malnutrition l'an prochain, je vais pouvoir arrêter de m'en faire !

Elle espère secrètement que la motivation de son fils va durer encore un peu. Il est appréciable pour une fois de trouver le repas tout prêt en rentrant. Mais elle garde ses espoirs pour elle et évite avec soin de dire quoi que ce soit pour ne pas risquer de faire s'évaporer les éventuelles bonnes volontés.

― Je suis sûre qu'Alice sera ravie de goûter à ta cuisine, dit-elle pour se racheter du crime d'en avoir eu l'idée la première.

Thomas évite de la regarder en face et Carla se dit qu'ils ne doivent pas encore s'être réconciliés.

Le lendemain après-midi, Carla est dans son bureau à la bibliothèque, occupée à vérifier des factures et à solder des bons d'engagement, quand un des agents du service vient la prévenir qu'une jeune femme demande à la voir.

― Envoyez-la moi, dit-elle, intriguée.

Elle n'attend personne aujourd'hui pourtant.

C'est Alice qui apparaît, encore emmitouflée dans son duffle-coat gris anthracite et son écharpe à rayures violette.

― Pardon de vous déranger au travail, déclare Alice en ouvrant son manteau et en détortillant machinalement son cache-nez. Je voulais juste...

La jeune femme est bouleversée, Carla le sent. Elle quitte son bureau, l'invite à s'asseoir et prend place à ses côtés.

― Qu'est-ce qui se passe ma chérie, demande-t-elle en lui prenant la main, c'est cette dispute avec Thomas ?

Alice hoche la tête et cherche ses mots.

― Carla, dit-elle, je crois que je vais le quitter.

Carla encaisse sa déclaration en silence et recommence aussitôt à se sentir coupable. Tout est de sa faute. La faute de ses leçons de cuisine et du plaisir qu'elle a pris à les dispenser. La faute de la raison secrète pour laquelle elle y a pris tant de plaisir.

― Laisse-lui une chance, ma chérie, suggère-t-elle loyalement. Il essaie, tu sais !

Un petit rire s'échappe de la gorge d'Alice.

― Je sais, oui. Il m'a apporté un gâteau au chocolat qu'il a fait lui-même !

Carla se demande fugitivement dans quel état elle va retrouver sa cuisine ce soir, mais en même temps se sent fière de l'initiative de son fils.

― Quelle bonne idée, se réjouit-elle. Toi qui adores le chocolat ! Vous l'avez goûté ? Il est bon ?

Alice balaie sa question d'un geste.

― Il me reproche ma relation avec vous, dit-elle.

― Ce n'est pas si grave ma chérie, affirme Carla. C'est juste qu'il croit...

Il croit que sa copine se désintéresse de lui parce qu'elle préfère passer du temps avec sa mère. C'est faux, évidemment. Quelle jeune femme de cet âge préfèrerait passer son temps avec une mère de famille quadragénaire plutôt qu'avec un beau garçon comme Thomas ?

― Il a raison de croire, déclare calmement Alice.

Carla repense à tous ces moments passés ensemble depuis l'été dernier, au courant évident qui passe entre elles, à ces gestes affectueux qu'elle retient le plus souvent mais qu'Alice en revanche a appris à faire, à ces regards et ces contacts qu'elle a résolument décidé de ne pas trouver équivoques.

― Peut-être qu'il vaudrait mieux... bafouille-t-elle.

Elle s'est tellement bien entendue avec Alice qu'elle n'a que trop interféré dans sa relation avec Thomas. Il est sans doute grand temps de s'effacer.

― Carla, dit Alice en plantant son regard gris dans le sien, il ne veut plus que je vienne chez vous.

Son fils est arrivé aux mêmes conclusions qu'elle. Mais il place maladroitement Alice devant un ultimatum : lui ou Carla. N'y a-t-il pas une troisième voie ? Après tout, elles n'ont rien fait de mal toutes les deux (Carla ignore la voix dans sa tête qui lui souffle : pas encore). La relation entre Alice et Thomas était-elle donc si fragile ? L'a-t-elle ruinée pour de bon ? Quelle mère est-elle donc pour faire subir cela à son fils ?

― Il n'a pas le droit, dit Alice. Je vais le quitter. Mais si je le quitte...

Carla entend très bien ce qu'Alice ne dit pas. Pour rester avec Thomas, Alice est censée accepter de ne plus la voir. Mais si elle le quitte, comment justifier ensuite qu'elles continuent à se fréquenter ?

― Ma chérie, dit-elle, est-ce que tu l'aimes ?

Alice hésite mais ne se défile pas. Elle la regarde dans les yeux.

― Pas autant que je le pensais. J'aimais surtout... qu'il m'aime. Enfin je crois. On ne m'avait jamais aimée avant.

Carla sait qu'Alice n'a pas grandi dans une famille heureuse et se retient de la prendre dans ses bras pour l'assurer de son affection comme elle l'aurait déjà fait avec n'importe qui d'autre.

― Ca faisait longtemps que vous ne m'aviez pas appelée « ma chérie », vous savez, reprend Alice avec un petit sourire.

Carla ne le sait que trop bien. Sous le coup de l'émotion elle est retombée dans ses vieilles habitudes, et elle est troublée que la jeune femme l'ait aussitôt remarqué.

― Alice, dit-elle avec précaution – dieu que ce « ma chérie » qu'elle retient pèse lourd entre elles tout d'un coup – à vrai dire, je ne crois pas...

― Moi si, l'interrompt la jeune femme.

Alice se penche vers elle, et d'un geste gracieux lui dépose un baiser sur les lèvres. Il est doux, sensuel, légèrement appuyé, et fini avant même que Carla ait eu le temps de réagir. Elle reste un instant sidérée, le cœur battant, à la fois ravie et déçue. Mais ce n'est vraiment ni le moment ni l'endroit. Le bureau de Carla est vitré à mi-hauteur et n'importe qui jetant un œil à l'intérieur peut voir ce qui s'y passe. Elle regarde aussitôt avec inquiétude si quelqu'un se trouve dans les parages.

― Personne ne nous a vues, déclare Alice. Je voulais juste que les choses soient claires.

Carla considère la jeune femme qui la regarde à présent pleine d'espoir. Bien sûr, elle savait que le courant passait entre elles. Mais jusqu'ici elle pouvait toujours se dire que ce n'était rien de plus que de la sympathie, ou peut-être une forme d'affection filiale. Ce baiser rend les choses parfaitement claires, oui. Il pulvérise son déni. Il est tout à fait clair à présent que ce qui n'était jusqu'ici qu'un innocent fantasme (enfin, pas si innocent, certes, mais soigneusement refoulé en tout cas) s'avère être une attirance mutuelle.

La première réaction de Carla est de s'en réjouir en silence. La vie est tellement merveilleuse de lui réserver encore ce genre de surprises ! Et puis soudain la réalité la rattrape et l'écrase de tout son poids. Il y a son mari. Qu'elle aime, qu'elle respecte, et à qui elle a promis fidélité. Il y a son fils. Qui est amoureux d'Alice. Il est très clair aussi que quoi qu'il se passe, quelqu'un va souffrir. Cela paraît inévitable.

― Ma chérie, murmure Carla en caressant du regard le visage de la jeune femme qui attend son verdict, je t'en prie, ne fais rien d'irrémédiable.

Trop jeune pour toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant