Chapitre 4

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― Vous êtes si belle !

La fin des vacances approche, la dernière semaine est entamée. Bientôt le retour à la vie citadine, la reprise du travail, les courses de la rentrée à faire, le train-train quotidien.

La petite phrase d'Alice trotte dans la tête de Carla. Son regard ouvert, direct, admiratif. La jeune femme n'a pas dit « J'aimerais tellement vous ressembler un jour » ou « Vous êtes si belle pour votre âge ». C'était un vrai compliment, qui n'avait pas pour but de se comparer à elle et lui était bel et bien destiné.

― Merci, ma chérie.

Un peu surprise, c'est là tout ce que Carla a trouvé à répondre sur le moment.

C'est qu'elle ne se soucie plus vraiment d'être belle depuis qu'elle est mère de famille, elle n'a pas que ça à faire. D'ailleurs elle a déjà un mari, qui d'autre chercherait-elle à séduire ?

Présentable, ça oui, elle l'est toujours quand elle sort. Elégante au travail mais pas trop, ce n'est pas dans la mode qu'elle travaille. Talons plats, elle est beaucoup debout. Décontractée à la maison la plupart du temps, elle s'y affaire en permanence. Mais belle ? Est-ce qu'elle est encore belle ? A force de s'occuper de tout le monde, voilà bien longtemps qu'elle ne s'est pas posé sérieusement la question.

Elle s'observe d'un œil critique dans le miroir de l'étroite salle de bain du chalet.

Ses épais cheveux bruns à la coupe fonctionnelle, un carré sans frange long jusqu'au menton, dont les extrémités bouclent naturellement vers l'extérieur et qui se coiffe en un clin d'œil. Pratique quand on a tant d'autres choses à faire le matin avant de partir.

Son visage aux yeux brun foncé et à la bouche généreuse, qu'elle maquille rarement, surtout parce que depuis qu'elle est mariée, cela ne sert qu'à lui attirer une attention masculine indésirable.

Sa peau mate qui paraît bronzée même en hiver. Ses petits seins fermes qui ne tombent pas malgré son âge, son torse svelte à la taille à peine visible et ses hanches encore minces, un peu élargies par ses deux accouchements. Mais pas un kilo en trop.

Un mètre soixante-cinq de muscles, façonnés par des années à porter des enfants, des courses, des cartons de livres, des bacs de fleurs, des sacs de terreau, et par des kilomètres de marche à pied. Est-elle encore belle ? On le lui disait autrefois, avant qu'elle se marie et cesse de vouloir attirer l'attention sur elle de cette façon-là.

Et Frédéric d'ailleurs, qu'en pense-t-il à présent ? Elle s'aperçoit qu'elle n'en a pas la moindre idée.

― Tu me trouves belle, chéri ? demande-t-elle une fois de retour dans la chambre, où son mari à moitié habillé est en train de farfouiller dans son sac à la recherche de vêtements propres.

Il s'interrompt et la dévisage avec perplexité, comme si elle venait de lui poser une question piège.

― Hein ?

― Tu me trouves belle ? répète-t-elle, sincèrement curieuse, sans impatience ni coquetterie.

― Bien sûr, déclare-t-il, un peu embarrassé.

Ils ont perdu l'habitude de parler de ces choses-là, à la longue. Il s'approche cependant, vêtu de son seul bermuda, et lui pose un petit baiser sur les lèvres.

― Tu es la femme la plus magnifique que je connaisse, affirme-t-il, sincère et confiant.

Puis il retourne à ce qu'il était en train de faire. Carla songe que lui aussi est beau, avec son visage énergique tanné par les heures passées dehors sur les chantiers, sa silhouette robuste et ses larges épaules.

Pourtant, au bout de vingt ans, le désir entre eux n'est plus ce qu'il était. Encore moins ici, dans ce chalet aux murs trop fins qui se prête mal aux ébats tumultueux avec les enfants à portée d'oreille, Chloé qui dort juste à côté sur la banquette de la minuscule pièce à vivre, et Thomas qui lui aussi s'efforce de ne pas faire de bruit dans la chambre d'en face.

Au bout de vingt ans, son mari a toujours envie de Carla, mais un peu comme il a toujours envie de toute façon le matin au réveil, que ce soit d'elle ou pas, et il se trouve qu'elle est là. Le sexe entre eux est une vieille habitude. Pas désagréable, mais... Plus si excitante que ça, comme si depuis le temps, ils avaient déjà fait cent fois le tour de ce qu'ils avaient à découvrir ensemble.

Vous êtes si belle. Les quatre petits mots d'Alice résonnent dans la tête de Carla. Pourquoi ce banal compliment de sa part la touche-t-il autant ?

En trois semaines de cohabitation, Carla a eu tout le temps de s'apercevoir qu'on pouvait en dire autant d'Alice, dont elle a vu passer le corps juvénile à peu près dans toutes les tenues que justifient la salle de bain partagée et la canicule estivale, bikini inclus.

D'ailleurs, Carla lui a dit la première qu'elle la trouvait belle. Mais elle ne le lui répète pas trop souvent, parce qu'il lui semble qu'une femme a mieux à faire que de fonder sa confiance en elle-même sur sa seule beauté physique. Il est d'autant plus ridicule que ce compliment-là refuse de lui sortir de la tête.

Carla qui aime universellement vieux, jeunes, hommes, femmes, enfants, plantes et animaux, a toujours dispensé son affection avec libéralité et sans la moindre arrière-pensée. Mais ce matin-là, lorsqu'Alice lui fait la bise pour lui dire bonjour, elle reste interdite.

Depuis quand la jeune femme a-t-elle pris l'habitude de faire cela ? Et surtout, comment Carla n'a-t-elle encore jamais réalisé jusque là qu'Alice l'embrassait vraiment, et posait pour de bon les lèvres sur sa joue au lieu de faire résonner poliment un bisou dans le vide en lui effleurant à peine le visage, comme le font la plupart des gens ? Carla a le teint mat et heureusement, parce qu'à l'endroit où les lèvres d'Alice ont laissé leur empreinte, sa joue la brûle tout d'un coup.

Au cours de la journée, elle prend conscience du nombre de fois où elle touche Alice sans même y réfléchir, lui pose une main ici, s'attarde pour une caresse là...

En vérité, elle agit strictement de même lorsque Max vient poser la tête sur ses genoux et qu'elle le caresse machinalement, ou que Chloé se trouve à sa portée et qu'elle la gratifie d'un bisou ou d'un câlin au passage. De la tendresse à revendre, c'est là tout ce qu'il faut y voir.

Il y a trois semaines, Alice semblait gênée que Carla la touche, mais à présent elle ne l'est plus. Elle la regarde en souriant et au fond de ses yeux brille une lueur qui a chassé les ombres. C'est au tour de Carla de se sentir gênée à présent.

Je dois me faire des idées, pense-t-elle, se surprenant pourtant à se retenir de toucher Alice lorsque l'occasion se présente.

Mais elle peut difficilement dire non lorsque, après avoir tartiné de crème solaire Chloé qui s'est empressée de filer à la rivière, Alice lui demande de lui passer à son tour de la crème dans le dos.

― Bien sûr, ma chérie, acquiesce Carla d'une voix qu'elle espère assurée tout en reprenant le tube de crème.

Alice a tressé ses longs cheveux auburn et les a relevés en couronne au sommet de sa tête, ce qui dégage son cou gracile et sa nuque soyeuse, où quelques mèches rousses s'échappent en volutes. Elle porte un bikini jaune vif et un paréo bleu noué autour de la taille. Elle a une jolie silhouette en sablier.

Et elle est vraiment très peu vêtue, songe Carla tandis que ses mains enduites de crème glissent sur la peau laiteuse, caressent les omoplates légèrement saillantes, suivent le sillon de la colonne vertébrale, enserrent la taille fine. Les doigts de Carla s'arrêtent au bord du paréo mais à son contact, Alice le dénoue aussitôt pour qu'elle puisse lui appliquer la crème jusqu'au bas du dos.

― Et voilà, murmure Carla qui a soudain très chaud.

Elle n'ajoute pas l'habituel « ma chérie » parce que le terme lui paraît inapproprié tout d'un coup, équivoque, ou peut-être justement pas du tout.

Alice la remercie en souriant et renoue son paréo avant de descendre elle aussi à la rivière.

Cette nuit-là, Carla fait un rêve érotique. Dans son rêve, Alice n'enlève pas que son paréo, et elle-même ne lui caresse pas que le dos. A son réveil, elle réalise stupéfaite qu'elle ne s'est pas sentie aussi excitée depuis des années.

Trop jeune pour toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant