1. "Et si..."

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Tout le monde pense que les forêts tropicales sont un paradis. C'est vrai, partout que ce soit dans les clips, dans les films ou les livres cet endroit est toujours glorifié, présenté comme un lieu d'abondance et de liberté. Mais je le constate désormais depuis quelques jours, c'est loin d'être le cas. La chaleur et le taux d'humidité son difficilement supportable, ici. Je ne me suis peut-être pas encore adaptée à ce nouvel environnement. Je pensais pourtant que le fait que je provienne de ce monde m'aurais aidée. Quoi qu'il en soit, j'ai dû dormir à peine deux heures par nuit depuis que je suis arrivée. Je me tourne pour la énième fois pour tenter de trouver une position confortable, mais en vain. S'il y a bien une chose que je regrette c'est sans doute mon lit. Je me demande bien comment les autres font pour sombrer dans leur sommeil dans ce genre de support. Certes je ne suis pas du genre à me plaindre habituellement, surtout lorsque l'on m'accueille gentiment chez soi. En effet, n'ayant pas de logement pour moi ici, c'est Nell qui m'a proposé de dormir chez elle. Je me trouve donc étalée sur un tressage de feuilles séchées, avec comme couverture une simple toile tissée dans une matière qui m'est inconnue. Au moins, il ne semble pas avoir d'animaux similaires aux moustiques. Sur Terre, dans le même type d'environnement, je serai sans aucun doute couverte de boutons. Mais au moins, il est facile de se protéger de ces insectes avec une moustiquaire. Alors que s'isoler du bruit ambiant de la jungle dans une maison ou il n'y a pas de vitres aux fenêtres est beaucoup moins aisé. J'imagine  que ce n'est qu'une question d'habitude.

Ne tenant plus, je m'assois sur mon lit. La terre fraîche au contact de mes pieds nu me refroidis quelque peu, soulageant l'excès de chaleur que mon corps essaie d'évacuer.  Je soupire bruyamment. Le village est calme, et il me semble qu'il n'y ait plus personne debout. Un simple rideau me sépare du reste de ce monde qui m'est encore inconnu. Trop intimidée pour partir seule explorer ma terre d'origine, j'ai passé la plupart de mes instants à Navaelith dans cette pièce.  Les autres n'ont pas le temps, ou alors pas la volonté, de m'intégrer à tout ce monde que je ne connais pas. Il faut dire que je n'y mets pas du mien non plus, je n'ai pas spécialement le moral.

Je me lève et écarte le tissu qui me sers de porte. Il fait nuit et pourtant, je vois assez bien pour pouvoir marcher sans craindre de buter sur quelque chose. Les deux satellites magnifient un ciel sans nuage, et empêchent mes pupilles de percevoir les potentielles étoiles qui pourraient briller. La température a légèrement baissé par rapport à cet après midi et rend l'humidité plus facile à supporter. Ici, il n'y a pas de grillons, de cigales qui chantent nuits et jours en grinçant. Des créatures qui me sont inconnues semblent courir parmi le feuillage des immenses arbres qui m'entourent, alors que d'autres poussent des petits cris mélodieux de temps en temps. Je fais quelques pas et prend une grande inspiration. L'air chargé en eau sent la mousse et l'humus, et ressemble étrangement à celle de la forêt qui se trouvait derrière la maison de mes parents. En me concentrant un peu, je peux distinguer une quantité astronomique d'effluves qui me sont totalement inconnues. Dans d'autres circonstances, j'aurais sûrement été émerveillée, de pouvoir découvrir autant de diversité, de nouvelles choses. Mais, encore une fois, je n'en ressens pas l'envie. Tout ce que je voudrais, c'est pouvoir me rouler en boule et arriver à trouver le sommeil. 

Je m'adosse au mur de boue séchée qui fait partie de l'habitation de Nell, et me laisse tomber pour finir sur le sol. Je lève la tête pour fixer le ciel. Depuis que nous sommes arrivés, dans ma tête, il ne cesse de se répéter des phrases commençant par des "et si". Et si seulement j'avais fait plus attention. Et si seulement j'avais cessé de me concentrer uniquement sur moi et ce qu'il m'arrivait. Mais ça ne fera pas revenir mon amie. J'ai essayé de faire abstraction de toute cette tristesse qui m'envahit, mais à chaque fois que je fais quelque chose, j'y repense. Je n'ai pas réussi à verser de larmes, c'est comme si elles étaient bloquées. Je suis aussi persuadée que je suis incapable de regarder Feii dans les yeux. Je ne l'ai pas encore croisé, mais étant donné que je reste la plupart du temps dans ma chambre d'emprunt, ça ne m'étonne pas. Et, de toute façon, ce n'est pas comme si je le souhaitais. J'aurais trop peur de ce qu'on pourrait se dire. Il en va d'ailleurs de même pour Veenyr. Après ce qu'il a subit, quelque part par ma faute, je serais incapable de croiser son regard. Je ne suis pas encore prête. Je pensais m'être suffisamment préparée pour affronter ce monde, celui d'où je viens. Mais je suis bien trop effrayée, bien trop déprimée. Finalement, j'aurais peut-être dû rester chez mes parents. J'aurais pu cacher mon identité, j'en suis persuadée. Personne ne l'aurait remarqué. Ma vie aurait continué son cours. Feii, Marine et les autres seraient partis. Mon soi-disant frère biologique n'aurait pas vu mes larmes, et Veenyr n'aurait pas eu à souffrir autant. Peut-être même que personne n'aurait poignardé mon amie, et elle serait encore en vie. Certes, le fait que l'hôpital ait remarqué mon génome hors du commun aurait été un problème. Mais j'aurais trouvé une solution, qui n'impliquerait ni la mort ni la souffrance.

Mais désormais je ne peux plus faire marche arrière, et on ne refait pas le monde avec des "si". Mes décisions m'ont amenée ici et je ne peux plus fuir. De toute façon, où est-ce que j'irais? Je ne survivrais pas très longtemps ici, alors que je viens à peine d'arriver. Et je doute que retourner sur Terre soit la solution. Il doit y avoir un nombre incalculable d'humain autour du passage entre les deux monde.

En pensant cela, un sourire amer se dessine sur mon visage. Je suis piégée. Et c'est moi-même qui me suis mise dans cette impasse. Mon destin ne dépend plus de moi, et ce, pour une probable longue durée. Je suis à présent totalement dépendante d'un peuple que je ne connais pas, et qui doit sûrement me considérer comme une arme. Car c'est ce que je suis. Sul'Een. Je l'ai vu dans mes rêves, que Rës avait été rien d'autre qu'un instrument de guerre, malgré lui. Et la puissance a un prix, je l'ai constaté de mes propres yeux. Mais je ne vois pas à quoi d'autre pourraient servir mes capacités. Sul'Een rétablit l'équilibre. Quelle blague! Faire la guerre, pour moi, ce n'est pas une question d'équilibre. Je refuse d'être la raison d'un conflit.

Je ferme les yeux et l'image de ma famille m'apparaît. Ils me manquent, tous. Le sourire de ma mère, l'insouciance de mon petit frère, les discussions passionnées de mon père. Mes lèvres s'étirent de nouveau, de nostalgie, cette fois. Je repense à mes amis, avec qui j'ai passé des moments incroyables. Ils doivent avoir passé leur Bac, et je suis sûre, réussi à avoir une mention. Je me demande ce qu'ils doivent penser de moi. Car je suis sûre que le monde entier connaît mon existence. Peut-être que ça ne leur fait ni chaud ni froid de savoir que je ne suis pas née sur Terre. Du moins, c'est ce que j'espère au plus profond de moi. Que si, un jour, nous nous recroisons, on puisse reparler du bon vieux temps. Que l'on puisse faire comme si de rien était. Mais je sais bien que ça n'est pas possible. La vie n'est pas une fiction. Je suis persuadé que les gens n'acceptent pas ce qu'ils considéraient comme du surnaturel du jour au lendemain. Les gens ont peur de l'inconnu, peur de la nouveauté. Alors il me paraît difficile d'imaginer un futur où les deux mondes pourraient cohabiter. Rien qu'en entendant Nell parler des humains avec une haine immense, je le devine, même si elle s'est un peu adoucie. S'il y a la guerre, il y aura un perdant, et ce peuple se retrouvera persécuté. Peu importe qui l'emportera. Les humains ne parviennent même pas à tous s'entendre entre eux, et certains peinent encore à accepter les personnes de couleurs. Je ne connais pas plus que ça le monde d'où je viens, mais je suis prête à parier qu'il y a aussi des animosités entre les différentes communautés.

Je laisse traîner mon regard sur le sol, analysant tout ce qui se trouve autour de moi. A quelques mètres, deux petites bêtes aussi volumineuses que des punaises se rentrent dedans. L'une d'entre-elle, munie d'une corne semble prendre le dessus.

Soudain, un bruissement sur ma gauche me fait sursauter, et une silhouette humaine se dessine derrière le feuillage dense. De la lumière verte émane autour d'elle et se dissipe. J'entends un rire cristallin, et une jeune adolescente émerge des buissons. Elle trébuche sur une racine et se rattrape de justesse avec sa main droite. Lorsqu'elle relève sa tête, je croise son regard et elle s'arrête un moment. Ses cheveux sombres glissent sur ses épaules et viennent cacher les contours de son visage. Sous ce rideau, j'arrive à distinguer une de ses pupilles qui reflète la lumière des deux astres qui empêchent la nuit d'être trop sombre. Nous restons un long moment à nous détailler sans un bruit. Puis, elle se redresse et détale dans la direction où elle était venue. Je reste interdite. Que faisait-elle en pleine nuit?

Mais en y réfléchissant, on pourrait peut-être me poser la même question. Et je connais trop peu les coutumes de ce peuple pour réellement me demander si cette situation est anormale. Exténuée, je laisse mes paupières lourdes s'effondrer sur mes yeux. Tentative désespérée de trouver le sommeil.

Je me concentre sur ma respiration, comme ma mère me le disait quand je n'arrivais pas à dormir. Mais rien n'y fait, à chaque fois que je pense sombrer dans les bras de Morphée, je repense à quelque chose, ou j'ouvre les yeux en sursautant. Je m'allonge de tout mon long sur la terre fraîche et tente une autre approche. Celle-ci a marché de nombreuses fois lorsque j'étais trop stressée ou excitée pour dormir. Il me suffit juste d'imaginer une histoire. Une histoire qui serait mon idéal, où je n'aurais aucune raison d'angoisser.

Sul'Een T2: La voie de la sagesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant