Chapitre 18 : La ligne
Elle attendit la nuit. Dans le miroir qui lui faisait face, elle découvrit son nouveau visage. La moitié gauche de son front et sa joue étaient partiellement couvertes d'écailles transparentes aux reflets bleus, verts et cuivrés. Ses yeux de perles étaient cerclés de noirs, comme un masque de suie. Sa peau y avait pris l'aspect charbonneux du fusain. Ses lèvres charnues étaient gercées par les morsures de l'hiver. Sous son œil droit et sous son menton, on distinguait trois cicatrices partiellement vives encore, partiellement refermées. Des griffures sans doute infligées sans conscience pendant les tortueux sommeils récents.
Ses cheveux noirs tombaient en immenses boucles désordonnées sur ses épaules. Elle ne les avait pas peignés depuis longtemps.
D'un geste téléguidé, elle noua autour de sa gorge un large collier d'or, de cuir et de cuivre. Au centre du bijou, un œil bleu s'ouvrait sur les mondes.
Enfin, avec effroi et une once de défi, elle se coiffa du masque qui avait accompagné la dépouille de Corric. Le bec d'oiseau s'ajusta sur son front en visière tandis que les deux cornes noueuses de bélier s'enroulaient dans les longues mèches noires, avant de rejaillir de part et d'autre du crâne de la sorcière.
Oshun s'observa. Sa bouche s'entrouvrit en un sourire indéchiffrable, laissant briller deux incisives blanches en contraste. Elle croisa son propre regard. Sa propre résonnance lui donna le frisson.
Elle se dirigea vers la porte. Un dernier coup d'œil vers le miroir en pied lui rappela les courbes de son corps presque nu. Sa peau avait conservé des écailles, des bleus, des brûlures et des écorchures. Et avec tout cela, Oshun se trouva plus superbe qu'elle ne l'avait jamais été.
Elle sortit.
Le froid tenta de la mordre. Elle l'accepta. Elle fit le tour de la maison et commença sa route. Elle marchait d'un pas ferme mais sans se presser. Elle ne voulait pas courir. C'était inutile. C'était se fatiguer pour rien. De toute façon, il attendrait. Elle l'avait décidé ainsi.
Ses pieds s'enfonçaient dans la terre meuble et faisaient crisser les feuilles mortes. Ses cheveux, animés par le vent, dessinaient sur son corps des arabesques changeantes. La forêt dormait pourtant tout autour. Le silence régnait, comme si Oshun était le seul être éveillé dans la nuit. On n'entendait ni les chouettes ni les rongeurs ni les renards. Les branches des arbres même ne semblaient pas vouloir claquer. Elles se frottaient les unes aux autres, caressantes et muettes.
Oshun s'arrêta devant la barrière magique. Les flammèches bleues réchauffèrent à peine ses orteils. Elle observa un moment la ligne. Elle savait que si elle décidait de la franchir, elle disparaitrait. Le sortilège serait brisé. Elle aurait voulu comprendre pourquoi, mais aucun des esprits qu'elle avait invoqués ne lui avait fourni de réponse. Elle devinait simplement que franchir cette ligne, c'était renoncer à son ancienne magie. De ce fait, le sortilège qui avait puisé sa source dans la sorcière qu'elle était ne pouvait plus perdurer. Ce qu'Oshun ne pouvait anticiper en revanche, c'était ce qui allait advenir de ses pouvoirs. S'agissait-il de perdre tout ce qu'elle avait appris et acquis ? S'agissait-il de renoncer à l'essence même de sa sorcellerie ? Se trouverait-elle dépossédée de tout ?
Elle hésitait.
Elle avait fait grandir son pouvoir du côté du bien, de la vie, de l'amour, du côté de la sagesse, de la clairvoyance, du soin, pour préserver l'innocence, l'altruisme et l'éthique. Était-elle sur le point de faillir à tout cela ? Était-elle sur le point de se punir ? Serait-elle privée de ses dons ? Pire, risquait-elle de se mettre à dos toutes les forces de la nature ?
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OSHUN
FantasíaOshun, femme et sorcière, se lance à la recherche d'un obscur sortilège susceptible de sauver la vie d'un jeune garçon. Elle ignore que sa quête fera voler en éclats toutes ses croyances...