TRANSES 2: Conjuration

Chapitre 31.2

E N E K O

— Sonja et moi, on s'est connues y'a très longtemps. On était ados, narra Agnes. La miss s'la jouait encore plus rebelle que moi. C'tait un garçon manqué, ça, j'vous l'dis. Elle avait fugué sa maison, racontant à quel point elle détestait ses parents, j'la comprenais. C'que j'savais pas, c'qu'elle fuyait Aversion à l'époque et... vous savez quoi. Moi, j'suis pas tombé sur la meilleure des familles. Alors... très gentille, j'vais pas vous l'cacher. C'grâce à eux que j'ai pu devenir qui j'suis aujourd'hui, qu'j'me suis épanoui d'mon corps. L'blème, c'qu'on a fini à la rue, et qu'dans la rue, y'a des gens chelous, et qu'une nuit, non seulement je...

Le cercle la regardait avec attention. Nous connaissions tous Agnes, mais nous ne la connaissions pas. Elle cachait ses secrets derrière sa frange, ses couettes, ses pulls trop larges, ses veines. Elle n'avait pas eu l'air d'avoir l'alcool triste, lorsqu'elle nous avait emmenés en boîte. Pourtant, je suspectais les bouteilles de bière d'impacter son discours... ou bien était-ce la main ferme de la guerrière qui lui cajolait le dos, comme un destrier calmant sa monture ?

— J'vais pas faire d'métaphore, vous m'savez si crue. Un type m'a violé et m'a contaminé. Dans tous les sens du terme ! Non seulement à l'époque, j'tais loin d'êt' la femme que j'suis c'soir, mais il m'a r'filé sa maladie sexuelle et son sang d'démon. C'comme ça qu'j'en suis devenu un. Les gens s'contaminent au hasard. J'en ai contaminé moi, parce qu'y'a cette pulsion dans les veines qui t'oblige. Parce que y'avait pas Hel pour faire des bébés démons comme pour Yuri. On est pas si différent qu'le gars qu'j'ai trucidé en c'sens.

Au vu des œillades qu'elle accordait à la rousse, elle faisait allusion à la façon dont cette dernière était devenue ange.

— J'l'ai tué pour ça alors que j'fais la même chose, mais c'pas le sujet. On m'a laissé pour mort, puis j'ai croisé Sonja qu'faisait sa crise d'ado. J'lui ai tout raconté, elle m'a tout raconté, enfin, presque. Elle m'a aidé à m'relever, à comprendre qui j'étais, a contribué à forger mon caractère d'merde. On a passé deux semaines non-stop à la rue à voler des magasins jusqu'à c'qu'on la r'trouve. Après ça, j'l'ai plus jamais revue jusqu'à c'qu'elle me r'trouve y'a quelques mois. J'sais pas trop comment, elle était au courant d'not' cachette, ici. Elle m'a demandé à faire la transfusion, et j'lui d'vais bien ça, alors j'l'ai fait, et me v'là aujourd'hui. Passionnant, hein ?

Des hochements de têtes, haussements de sourcils et gloussements à travers le cercle approuvèrent. La guimauve de certains, absorbés par le conte, avait cramé. J'ignorais qu'elle avait caché un passé si sombre. Elle méritait quelqu'un qui la connaissait réellement. Jouer constamment à la dure devait l'épuiser, d'où ce moment de «faiblesse» — qui n'en était pas un.

— Sonja était une femme bien, se souvint Celes. Si je devais réorganiser ses funérailles, je le ferais avec plaisir.

— À Sonja.

Sur ces mots, Malek brandit son pâté de confiserie. Il n'avait que cela sous la main. Tout le monde le suivit et répéta ces mêmes mots. Notre guide se retenait sans doute de pleurer, là-haut. Elle qui n'avait cessé de se blâmer dans sa lettre d'adieu, elle n'avait pas dû imaginer que nous nous retrouverions ici à commémorer son rôle dans nos vies. J'étais sûr qu'Isabelle aussi lui rendait hommage de son côté.

— Elle m'a appris une chose qui m'a suivi toute ma vie, reprit Agnes. C'le fait qu'on ne peut jamais contrôler sa vie à cent pour cent. Elle trouvera toujours un moyen d'surprendre, même si on s'organise. C'qui compte, c'le contrôle qu'on a sur les conséquences d'ces imprévus. C'qu'on pense, c'qu'on fait. Aucun d'nous est devenu ange ou démon par choix perso. Même elle, elle est sans doute devenue hybride pareil que Malek. C'qui compte, c'est c'qu'on en fait. C'qu'on fait aujourd'hui. Et j'sais que c'qu'on fait est juste.