Chapitre 26.1

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E N E K O

Eneko...

Eneko...

Eneko !

Ces trois syllabes me perçaient dans un sommeil profond. Elles le perturbaient.

Mon prénom... !

Ces ondes étaient-elles réelles ? Immatérielles ? J'avais trouvé une position confortable pour me lotir dans mon sac de couchage et ses bienfaits me berçaient, toutefois, je ne ressentais rien — pas de contact, de corps.

Ma vision se développa. Je flottais.

Un rêve lucide ? Un voyage astral ? Je n'en avais pas fait depuis longtemps.

— Tu te réveilles enfin ?

Deux spectres me tournaient autour et m'encerclaient de filaments violacés qui illuminaient la caverne sombre. Ces derniers s'immobilisèrent et leur visage s'esquissa — quelques traits néon pour la forme, le nez, les yeux ; je les reconnaissais.

Les archanges, pas en chair et en os, mais presque ! Leur esprit avait trouvé notre planque, mais comment ? Et pourquoi ? Ils m'avaient arraché de mon enveloppe charnelle et brisé une nuit étonnamment paisible. Un ovale se forma entre les lèvres translucides de la femme, Quarante-trois, signe qu'elle s'apprêtait à parler.

— Ne t'en fais pas. Nous savons que sa mort n'était pas ton choix.

— En revanche, je n'en dirais pas autant de ton compère, là-bas, grogna son homologue, Quarante.

Le grand-père parlait d'Agnes, qui couchait de l'autre côté. Tandis que la flamme de Malek brillait, elle n'en avait pas et nous l'apercevions difficilement dans l'obscurité. Heureusement que ces voyages dans la Vie Astrale nous rendaient nyctalopes ! Au moins, ils ne venaient pas me réprimander de la mort du patron...

La silhouette de Quarante s'asseyait en tailleur dans le vide, comme lors de notre rencontre, tandis que celle de Quarante-trois stagnait plus naturellement, plus mobile. Ses doigts chatouillèrent ma flamme — d'ailleurs, ils n'en avaient pas non plus. La mienne disparaîtrait-elle, si je devenais le réceptacle d'Ilça ?

— Comment vous nous avez trouvés ? osai-je enfin prononcer.

— Tu oublies qui nous sommes. Ilça peut retrouver chacune de ses créations d'un claquement de doigts. On lui a demandé si nous pouvions te chercher. Il a accepté. Il sait ce qui se trame, et j'en suis honnêtement effrayée. Depuis que l'on a parlé, Quarante et moi, on ne cesse de débattre.

— Elle sait que j'ai raison, mais elle a beau avoir trente-neuf ans, elle se croit toujours dans la fleur de l'âge et qu'elle n'a jamais tort.

L'homme venait de parler plus que lors de notre descente complète dans l'Angélique. Leur voix résonnait, se mêlait au gargouillement habituel des sorties de corps. Sans leur enveloppe charnelle, ils n'étaient plus réellement réceptacles, mais deux esprits lambdas.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? m'inquiétai-je.

— Nous avons besoin de toi. Tu dois nous rejoindre à l'Angélique.

— Je peux pas. Mon visage est placardé partout ! C'est impossible, que j'entre !

Je tournoyais à la vitesse de l'aiguille des secondes pour garder Quarante-trois dans mon champ de vision.

— On ne peut pas quitter notre antre, Eneko. Il

s'agit d'une règle cruciale que l'on se doit de respecter en tant que réceptacles.

— J'ai brisé assez de règles, moi.

Des reflets de cheveux m'effleurèrent lorsqu'elle jeta une œillade à l'ombre de Quarante, qui secoua la tête. Je sentais la femme plus avenante que lui. Si nous en venions à me léguer Ilça, ils devraient venir. Après ce meurtre, l'inverse était impossible.

— Je suis désolée, commença-t-elle.

— Le patron est mort, et vous avez Ilça en vous ! Personne ne peut rien vous dire, surtout si Ilça est d'accord pour que vous me voyiez. Il serait sûrement d'accord pour que vous veniez en vrai, non ? Vous pouvez lui demander ?

— Bien sûr, mais pour le moment...

— Je suis prêt à être son réceptacle, mais ça pourra pas se faire là-bas.

— Fiston, grinça Quarante. La pièce où nous méditons contient un portail unique à Arkan et il s'agit du seul endroit où le Passage peut s'exécuter en sécurité.

Je ne m'attendais pas à un surnom aussi affectueux de sa part. Peu à l'aise, j'en déglutis, mais je n'avais pas de gorge — évidemment. Toutefois, son argument prouvait le fait qu'il ne quittait pas souvent sa taverne.

— Ilça ne retrouve sa vraie puissance que s'il est en un seul corps — ça sera moi. Et même si j'aurais aimé que ça en soit autrement... je suis notre seule chance pour affaiblir Hel. Sans ça, on... on meurt tous. Je pense qu'on peut se permettre de prendre un risque. Celes compte trouver les deux dernières jumelles. Elles sont peut-être la clé pour atteindre Hel... On aimerait l'extraire de notre ami avant tout.

Ami avec de gros guillemets, bien entendu. La voix de Quarante-trois porta son incertitude malgré sa transcendance :

— C'est vraiment ce que vous comptez faire ?

— Oui.

— J'allais demander quel était votre plan... me voilà servie.

— Vous approuvez ?

Ils s'échangèrent de nouvelles œillades immatérielles.

— Je pense que l'on doit encore discuter entre nous.

— Je suis d'accord, meugla Quarante. Votre cœur se porte-t-il d'ailleurs bien à l'idée de manipuler deux innocentes ?

Argh... Je ne l'aimais pas, lui. Je n'avais rien contre les personnes âgées, mais elles devraient apprendre à fermer leur clapet ! Nous n'avions jamais parlé de manipuler les jumelles, seulement profiter de leur existence pour retrouver Hel. Et même si cela ne m'enchantait pas, en un sens, ne pas les connaître facilitait la tâche. Après tout, Isabelle avait déjà fait la même chose, car elle n'avait eu que cette solution à sa disposition et que parfois, un sacrifice était nécessaire pour le bien commun. Parfois, un acte immoral contrebalançait l'acte le plus moral de tous...

Était-ce égoïste ? Sans nous, elles y passeraient. Les trouver nous permettrait aussi de les aider... non ? Je tentai de m'expliquer, mais il ne répondit pas.

Ils avaient soi-disant besoin de mon aide... mais non ! Nous avions besoin d'eux par-dessus tout. À en juger par sa remarque toutefois, Quarante ne semblait pas partant, mais à l'heure où chaque seconde comptait, nous devions nous hâter. Les archanges joueraient un rôle crucial au moment où Hel attaquerait les jumelles. Même si l'espoir de les trouver avant elle s'amenuisait au fil des heures, le guerrier qui lui servait de réceptacle n'était qu'à deux pas de la mort. L'un de nous pourrait finir par le remplacer dans le feu de l'action, mais j'avais confiance. Nous étions forts et nous avions la tréant, ainsi que son orbe. Dans le meilleur des cas, nous l'emprisonnerions, même si cela ne durait pas comme nous l'avaient répété Isabelle et le patron.

Je leur en fis part. Notre avenir se précisait, même si aucun de nous ne pourrait prédire ce qui allait advenir de nous au-delà des prochaines vingt-quatre heures.

— Soit vous venez ici dès demain avec tout le monde, soit on peut laisser passer notre chance, résumai-je.

À partir de maintenant, tout pourrait se dérouler à la vitesse de la lumière. Une seconde gâchée pourrait être celle de trop. Les archanges me quittèrent sans me donner de confirmation — leur avis divergeait.

Sous cette forme spirituelle, je flottai de longues minutes dans la caverne, à admirer les sacs de couchage remplis, en particulier celui de Malek. Il avait jeté un de ses bras sur moi, comme pour me protéger, comme il en avait l'habitude.

Malheureusement, je craignais que si je devenais le réceptacle, ce serait à moi de le protéger — lui et tout Arkan.

TRANSES 2: ConjurationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant