11 · Ciroccumulus et épluchures de kiwi

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Le soleil se levait, les parents de Théa étaient partis tôt le matin pour faire une randonnée avec des amis qui habitaient les parages. Talia dormait encore, bien sûr.
Théa se dirigea vers la cuisine et prit de quoi prendre son petit déjeuner. Dehors, au soleil, confortablement installée devant un livre formidable, La passe miroir, Théa ne demandait rien de plus. Elle était heureuse seule.

- Salut Théa.

Cette voix.

- Adam ?

- En personne ! Comment tu fais pour mémoriser ma voix aussi vite ?

- Il faut dire que tu monopolises la plupart de nos discussions, répondit Théa non sans malice.

Adam rit.

- Je voulais préciser un truc, hier, je t'ai mentis quand je t'ai gâché la fin de ton livre.

Théa posa le verre de jus de fruit qu'elle avait porté à la bouche juste après sa réplique.

- Je m'en doutais mon coco. Il y a un deuxième livre qui est sorti et ça ne m'étonnerait pas que Christelle Dabos en sorte un troisième. Et si Thorn meurt avant le dixième chapitre, l'histoire serait vachement fade.

- T'y as réfléchi ? s'étonna Adam

- Je réfléchis beaucoup.

- Tu es une bonne élève, n'est-ce pas ?

- Qu'est-ce qui te fait dire ça ? questionna Théa qui trouvait que la conversation prenait une tournure intéressante.

- Tu excelles dans l'art de répondre du tac-au-tac.

- Et toi tu te sens seul, n'est-ce pas ?

- Qu'est-ce qui te fait dire ça ? interrogea Adam.

- Tu excelles dans l'art de t'incruster dans mes lectures.

Adam ne répondit pas tout de suite.

- Je te dérange ? fit celui-ci sans aucune once de regret.

- Absolument pas. Il se trouve que je me sens seule également. Parlons, mon cher.

Théa elle-même était étonnée de sa réponse. Elle fut encore plus étonnée quand Adam lui proposa de parler sur une colline, non loin d'ici, qu'il aimait bien. Quel ne fût pas son étonnement quand après avoir décider qu'elle l'accompagnerait avec plaisir, Adam entreprit de débarrasser la table avec elle.

Elle laissa un mot sur la table de la cuisine pour que Talia, mais surtout pour que ses parents ne s'inquiètent pas pour elle.

Salut Talia, je suis partie avec
un mec qui s'appelle Adam, on
est partis sur une colline pas très
loin, dis à maman de ne pas appeler la police. Tu l'aimerais bien je suis sûre. Théa.

Le mot fit rire Adam. Et c'est main dans la main ("parce que comme tu connais pas encore le chemin je veux pas que tu te fasses mal") qu'Adam et Théa partirent sur la colline.

Sur la colline qu'Adam avait gentiment baptisé «Coline la colline» quand il avait sept ans, l'air était très agréable. Une légère brise agitait les cheveux blonds de Théa, qu'elle avait lâchés quand Adam avait le dos tourné.

Ils s'installèrent, Adam allongé, regardant le ciel, et Théa assise, caressant du bout des doigts des fleurs.

- Bon alors Théa c'est quoi ton nom de famille ?

- Robin, et le tien ?

- Lumineau, répondit celui-ci avec un accent aristocratique.

Théa voulait à tout prix poser une question :

- T'es quel genre de gars ?

Adam prit une grande respiration puis répondit :

- Le genre de gars avec qui on peut parler de tout. Même d'épluchures de kiwi. Ce mec en cours qui dort à moitié, ne révise pas mais a la meilleure note de la classe. Qui passe son temps à jouer du piano et à peindre. Qui boit pas en soirée pour ramasser ses potes, et qui va vers les gens pour s'en faire des amis.

Théa adora sa prestation. C'était à son tour maintenant.

- Moi je suis le genre de fille qui sait pas ce qu'elle veut être. Qui fuit des parents collants et sur-protecteurs. Qui fait l'école à la maison et en braille. Qui a très peu d'amis mais que cette situation ne gêne pas. Celle qui a plein de rêves mais n'a la force d'en réaliser aucun.

Adam applaudit.

- Waouh. Tu m'as presque égalé.

Théa rit. Ce gars était un enfant. Un enfant sympa. Un enfant amical.

- Alors tu penses quoi des épluchures de kiwi ?

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Deux heures plus tard

Après avoir parlé de notes, de livres, de politique, de musique et de famille, Adam murmura :

- J'ai envie de peindre le ciel.

- Bah qu'est-ce qui t'en empêche, ours flasque ?

- Le matériel pamplemousse périmé, le matériel.

Adam et Théa s'était donné des surnoms, car ils trouvaient que dire leur deux prénoms dans une même phrase ressemblait à un titre de roman à l'eau de rose, lu par une secrétaire, Cindy.

- Tu veux pas chercher ton matériel ?

- Non, fit ours flasque, je préfère parler avec toi.

- Alors, dit Théa qui n'avait jamais posé cette question, tu veux bien me décrire le ciel ?

Théa ne voyait pas Adam, mais elle imaginait qu'il souriait.

- Tu veux que je te parles des nuages ?

- De tout ce qui est descriptif, ordonna Théa.

- Alors si je ne me trompes pas, sachant que je ne me trompes jamais, (Théa pouffa), ce sont des cirrocumulus. Des nuages compris entre cinq mille et dix mille mètres d'altitude.

- C'est super haut ! cria Théa qui n'avait jamais ni vu, ni parlé de nuages.

- C'est super haut oui, dit Adam qui rigola. C'est des nuages très minces et étalés. Un peu comme du coton. Je suis sûr que si on pouvait les manger ils auraient le goût de barbapapa.

- Ça ne fait aucun doute, docteur Lumineau.

- Absolument aucun. C'est comme le fait qu'un jour, j'irai tout là-haut, puis je sauterai d'un avion pour voir ce que ça fait d'être un ange tombé du ciel.

Théa explosa de rire. Elle n'avait jamais connu une telle sensation. Rire à en avoir mal au ventre, rigoler de plus belle parce qu'un rire de cochon avait échappé de la bouche d'Adam. Il lui sembla qu'ici et maintenant, plus rien ne pouvait l'atteindre : ni les commentaires des gens sur son handicap, ni les enfants qui courraient après avoir vus ses yeux, ni sa mère qui lui faisait des remarques blessantes ; ni même le sentiment de solitude qui l'avait accompagné durant toute sa vie.

Pour la première fois, ce sentiment l'avait quitté pour laisser place à un autre :

le bonheur.

Et on parlera des nuagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant