2. Shani

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Qui est Aléane ?

La guerrière de l'aube rouge, surgie des ombres pour y retourner sitôt sa mission accomplie, fugace comme ces papillons qui ne vivent que vingt-quatre heures.

Caelus


(20 mars 2020, 1000 mots)


Shani monta sur la dune qui surmontait la plage. Le vent agitait sa capeline blanche et ses cheveux couleur d'écume ; les feux étouffés d'Utu dispersaient une ombre floue sur le sable derrière lui. Chacune à leur tour, les vagues jetaient une poignée de sable aux pieds d'Almena, comme un bataillon de seigneurs marins venus lui rendre hommage.

L'arpenteur de mondes croisa les bras. Il avait échoué trop de fois pour ressentir encore du regret ou de la colère ; cette fois, un sentiment de gâchis prédominait. Tout ceci n'avait servi à rien. Tous ses efforts, aussi bien les siens que ceux de la guerrière vaincue, s'étaient révélés vains. Une fois de plus, elle avait été rattrapée par la mort. Une fois de plus, il était arrivé trop tard pour la sauver.

Les reflets rougis sur son visage et l'ombre de sa silhouette sur la dune témoignaient d'une certaine indifférence. D'ordinaire, Shani se rendait invisible. Il traversait le réel comme une ombre, lisait dans les esprits des humains ce qu'il avait besoin de savoir, ne se révélant à eux que par nécessité. Telle était la doctrine de son maître : ne pas s'imposer. Ne pas forcer les humains à reconnaître son existence, quitte à laisser s'émousser, avec le temps, l'aura des dieux ayant autrefois régné sur ces mondes.

Un homme accourut et se pencha sur la guerrière étendue sur le sable. Shani fronça du nez ; trop perdu dans ses pensées, il ne l'avait pas vu venir. Lassé de cette quête interminable, il commettait de plus en plus d'erreurs. Il avait parfois été aperçu ; les mortels l'avaient aussitôt intégré à la légende, faisant de lui l'ange chargé d'amener la guerrière au paradis.

Le règne des dieux prend fin, songea Shani. C'est encore un fonds de superstition qui maintient nos noms ancrés dans ces esprits ; bientôt nous ne serons plus que des histoires. Nulle rancune, nulle reconnaissance ne dure plus d'un siècle ; même les grandes œuvres de mon maître, même ses livres sacrés, ses temples et ses sages, seront engloutis par l'oubli.

L'arrivant venait sans doute de comprendre ce que lui, Shani, avait vu de loin. C'était trop tard. Avec un tel poison dans le sang, c'était déjà un miracle qu'Almena ait réussi à se traîner jusqu'ici. L'homme abasourdi se laissa tomber dans le sable. D'autres personnes accoururent, un groupe hétéroclite de frères d'armes qui forma autour d'elle un cercle spontané. Des larmes tombèrent à leurs pieds dans l'eau salée. L'océan, songea Shani, n'était peut-être que cela : la somme de toutes les larmes versées, depuis l'origine de ce monde, par les hommes assistant à la mort d'Almena.

Ces compagnons d'infortune essayèrent de donner une signification à ce qu'ils venaient de vivre. Mais leurs mots étaient vides de sens, comme des phrases prononcées en rêve. Inquiets, ils se dévisagèrent mutuellement. Le départ d'Almena avait changé quelque chose en eux. Le monde, un temps, s'était uni autour d'elle à leur image ; orphelin de sa déesse, il reviendrait à ses vieilles habitudes. Les guerres mises jusque-là en sourdine reprendraient leur litanie désespérante. Ce cercle d'amis temporaires, tel un esquif dansant dans la tempête, était voué à se briser sur la grève.

Ils se situaient trop loin pour que Shani pût entendre leurs pensées. Du reste, il avait vécu cette scène un millier de fois. Les réactions après la mort d'Almena, ou quel que fût le nom qu'elle portait alors, le laissaient désormais de marbre. Certains pleuraient une sœur, une amie chère, une personne de confiance : ils se trompaient toujours, car elle ne leur appartenait pas. D'autres pleuraient une meneuse d'hommes qui, après avoir bravé le crépuscule du monde, marché en tête des armées en péril, aurait sans doute fait la meilleure des reines. Ceux-là se méprenaient sur sa nature. Elle n'était pas le socle d'une dynastie. Elle était la guerrière de l'aube rouge, surgie des ombres pour y retourner sitôt sa mission accomplie, fugace comme ces papillons qui ne vivent que vingt-quatre heures. Les derniers enfin, les plus perspicaces, comprenaient qu'Almena n'avait jamais fait partie de ce monde, qu'elle n'était que la partie émergée d'une montagne engloutie. Ils pleuraient alors non la guerrière disparue, le fragment qu'ils avaient connu d'elle, mais toutes ses morts passées et à venir, inévitables comme le refrain d'une ballade interminable dont l'aède, payé à la strophe, improvise les vers jusqu'à ce que sa gorge s'assèche.

De sa position de surplomb, Shani se sentait étranger à cette scène. Les regards penchés sur la guerrière vaincue ne se lèveraient jamais vers l'observateur vêtu de blanc. Il songea qu'il pouvait, à tout instant, descendre vers eux en majesté, écarter ce rideau d'humains, désigner le corps étendu et raconter ce qu'il savait d'elle. Mais cela ne ferait que creuser davantage le puits de leur chagrin. Pour eux, Almena avait fait don de sa vie. S'il leur apprenait que cela faisait partie de son histoire, qu'elle était toujours morte de cette manière, cette tragédie en deviendrait insupportable.

Aussi resta-t-il figé sur son promontoire, pensif. Ici se terminait sa dernière piste.

Avant de partir, Shani adressa un regard plein de reproches à l'océan et au soleil quasiment disparu. Encore une fois, les immortels étaient absents, les astres de simples spectateurs ; toutes les prières des humains n'y changeaient rien. Elle seule répondait à leurs appels.

Il allait tracer un chemin à travers le réel, pour s'en retourner auprès de son maître, lorsque Shani buta sur une présence étrangère. Il se retourna vivement. La peste soit de ces pensées parasites qui obscurcissaient son esprit ! Après mille ans et cinq siècles de bons et loyaux services, voilà que l'arpenteur enchaînait les maladresses, comme s'il apprenait son métier !

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant