11. Garuda

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(1000 mots)

Pourquoi les ombres fuient-elles ?
C'est que tu es un être de lumière.

Kaldor, Principes


« Garuda ? Qu'est-ce que c'est, Garuda ? Expliquez-moi ! »

Elle ne répondit pas et tenta de les éloigner de ces feux prometteurs, au grand dam de Stratton. Mais ils grossirent brusquement en projecteurs artificiels, perçant l'obscurité comme des duplicata de pleine Lune, dont l'un des faisceaux balaya le pont du navire.

Il suffisait d'une once de bon sens pour en déduire que Garuda était une arme de l'Imperatrix, sans commune mesure avec les cuirassés à vapeur ; l'élément décisif dans la chute de la cité-état de Laudana. Un navire volant, dont les lumières tranchaient le brouillard de la tempête !

Une grande tache de lumière se figea entre deux mâts. Des cloches de combat retentirent au-dessus d'eux ; ce Goliath ailé préparait ses bouches à feu pour un duel inégal, comme le bretteur fou qui attaque un adversaire désarmé.

« Sauvez-vous ! s'exclama Aléane.

— Aux armes ! lança Stratton, négligeant les catastrophes que peuvent engendrer deux ordres contraires.

— Taisez-vous, Stratton ! Nous servirons bien mal Amor en nous noyant ici comme des rats. Évacuez le navire ! »

Les hommes d'équipage se trouvant dans le champ de sa voix hésitèrent quelques secondes ; la proue disparut alors dans un éclair. L'onde de choc arracha une voile du mât de tête, qui dansa dans le vent comme les hardes de la mort.

« Allez-y, Stratton ! ordonna Reg. Guidez-les jusqu'à la côte !

— Et vous, capitaine ?

— Il faut que quelqu'un tienne la barre. »

Un nouveau coup frappa le navire de haut en bas, comme le choc sourd d'un marteau. Le projectile enfonça le pont à la base d'un mât, qui se brisa sous les assauts du vent, entraînant avec lui des dizaines de mètres de cordes. Le navire perdit prise ; les flots se déroulaient sur lui ; Aléane parvint à peine à retenir la barre.

« Rendez-moi ça, hurla Reg, et allez-vous en !

— J'ai promis que personne ne mourrait ce soir.

— Vous ne pourrez pas honorer cette promesse, c'est impossible !

— Ha ! Je suis impossible ! »

Les deux coups précédents avaient fait office de semonce et permis à Garuda de vérifier son angle de tir, comme le braconnier plante une tige de fer dans le sol pour repérer un terrier de lapin. Reg savait ce qui suivrait. Il s'agrippa en priant Kaldor de toutes ses forces.

Un crépitement orangé gronda derrière les nuages ; tout le ventre de Garuda s'ouvrait en pluie de feu. À ce moment, les retardataires jetaient leurs cirés et sautaient à l'eau, dans l'espoir de survivre assez longtemps à la tempête pour dériver jusqu'au rivage.

Reg ferma les yeux et se cacha le visage pour échapper aux éclats. Un martèlement continu se répandit tout autour de lui, qui brouillerait son audition encore plusieurs minutes. Le navire se secoua comme s'il s'ébrouait ; le pont se souleva tel un liquide, pris de la même frénésie que l'océan alentour. Ses boursouflures crevèrent telles des abcès grotesques, vomissant des éclats de bois et de la fumée comme si le vaisseau éclatait de l'intérieur.

Aléane avait lâché la barre, qui tournait maintenant comme un baromètre fou.

« Restez avec moi, capitaine ! » ordonna-t-elle en le poussant par-dessus bord.

Les frappes de Garuda ayant pris fin, il subsistait une légère odeur de poudre et de fumée, persistante malgré les explosions d'écume qui se multipliaient autour du vaisseau brisé. Les autres mâts se rompirent, le bois grinça comme deux glaciers en lutte et les haubans claquèrent tels des cordes de guitare brisées.

Le contact avec les flots glacés réveilla brutalement Reg. Aléane nageait en le tirant d'une main.

« Gardez la tête hors de l'eau ! jeta-t-elle entre deux gorgées amères.

— Nous sommes perdus... »

Dans les allers-retours entre l'air et l'eau, au gré des vagues qui jouaient avec eux comme le chat secouant un mulot, les lueurs persistantes de Garuda pulsaient comme les forges infernales. Reg crut s'étouffer plusieurs fois avec l'eau salée pénétrant par ses narines. Il crut que des choses s'étaient attachés à ses mains et à ses chevilles, qui le tiraient par le fond, alors que ce n'était que la torpeur gagnant son corps exténué.

« Restez en vie ! » commanda Aléane, dans un mélange de doute et de fermeté – celui du prophète confronté à sa mission. Si elle ne parvenait pas à sauver une seule personne, comment pouvait-elle prétendre à sauver tout un monde ?

Le souvenir de Reg se brouilla et fut gagné par des hallucinations parasites. Il perdait connaissance. La tempête s'ouvrit en cieux céruléens, d'où le dieu Kaldor contemplait avec pitié les malheurs des mortels. C'était lui, et non Aléane, qui traînait désormais Reg parmi les vagues, entre les récifs.

« Capitaine ? Capitaine ? »

Un ange de Kaldor, pseudo-humain sans ailes et doté de cornes comme sur les représentations habituelles, vola hors du séjour divin et descendit jusqu'à lui. Myope comme une taupe, il portait de grosses lunettes, un début de barbe disgracieux.

Reg essaya de parler ; il cracha du sable.

« Stratton ?

— Ne bougez pas, capitaine, il faut qu'on s'occupe de votre main. »

En effet, un éclat de bois gros comme le pouce s'était planté dans son poing fermé, déjà cerné de boursouflures violettes. Stratton, dont les connaissances médicales approchaient celles d'un garçon de ferme, ne fit rien de plus que d'appeler à l'aide. En s'asseyant sur le sable, Reg constata qu'ils avaient bien atteint la côte. Des hommes circulaient entre les débris comme des fantômes. La tempête s'était tue ; un brouillard vaseux surmontait l'océan, un rideau derrière lequel les servants du Roi Sous la Mer viendraient collecter les âmes des disparus.

La planète Neredia est pourvue de croyances intéressantes, nota mentalement Caelus, dont la pensée circulait désormais en parallèle du souvenir devenu moins précis.

« Combien d'hommes nous manque-t-il, Stratton ?

— Personne, mon capitaine. Tout l'équipage a pu rejoindre la côte. C'est un miracle.

— Vous l'avez revue ?

— Qui ça ? »

Un accès de crainte le traversa, aussi fugace et puissant qu'une terreur d'enfant ; celle d'avoir rêvé cette pilote mystérieuse de Laudana.

« Ah, je vois de qui vous voulez parler, reprit Stratton avec précipitation. Non, aucune trace. Elle a dû être emportée par le courant. »

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant