9. Le dilemme moral

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Nous pouvons mesurer l'ubiquité de Kaldor au nombre de patronymes qui lui ont été donnés.

Kaldor. Kaldar. Le dieu-sage. Celui qui voit, celui qui guide, celui qui sait. Le grand phare. L'ultime sagesse.

Kaldor a beaucoup donné ; il n'a reçu de personne.

Adrian von Zögarn, Notes sur l'Omnimonde


Pour Kaldor, la morale était un problème indécidable.

Une morale universelle existe, soutenait-il, mais il n'existe aucun système de déductions logiques permettant de décider en toutes circonstances, et sans ambiguïté, si une action est morale ou non. Nous ne pouvons bien agir qu'à l'aune de l'amplitude de notre pensée et de notre connaissance de l'univers. Notre devoir est d'étendre l'une et l'autre pour agir bien, et agir mieux, tout en sachant que la perfection morale est utopique.

Quel aveu d'échec pour un dieu « sage » que de juger la sagesse universelle inatteignable ! Comme si le meilleur sportif de son temps descendait du piédestal, rendait sa couronne de lauriers et refusait ses titres ; sur le chemin de la connaissance, Kaldor s'avouait aussi peu avancé que les mortels qui voulaient l'aduler. Alors les peuples kaldaristes, soucieux de préserver son infaillibilité, prêtaient à Kaldor la vérité suprême et se morigénaient de ne pouvoir transcrire son enseignement que de manière imparfaite.

En entrant dans le système Ostium, Shani constata que Kaldor avait quitté la surface de la planète abandonnée. Il rejoignit la montagne flottante qui orbitait à trente mille kilomètres de là.

Comment juger de ce qui est moral ou non ? L'action ; les conséquences de ses actions. Kaldor ne ment jamais à quiconque, avait soutenu Caelus. Le moindre mensonge aurait empoisonné son âme... pour arriver à ce que Shani observait désormais.

À mi-chemin, Shani sentit les vibrations que propageait le vaisseau assassin. Tout l'univers, pour lui, était cette toile d'araignée qui donne à son possesseur un coup d'avance, car l'information du mouvement porte plus vite que le mouvement lui-même. Kaldor ne donnait nul signe de vie.

Shani remonta encore jusqu'à flotter dans le vide spatial, s'interposant devant le corps céleste glacé.

Une proie trop facile...

La forme astrale de Kaldor se trouvait sur une arête de glace. Le dieu-sage voyait venir le poignard. Craignait-il de tuer les humains présents à bord ? Dans ce cas, pourquoi ne pas s'enfuir ?

« Par les eaux du Déluge ! » pesta Shani en faisant de son corps astral une flèche de feu, qu'il décocha en direction du vaisseau.

Le médiateur traversa la coque en acier du frelon et remonta jusqu'à ce qu'il estimait être un poste de pilotage. Les humains attendaient sa venue. Trois hommes et trois femmes tous semblables, fruit de vingt-cinq années de sélection et d'entraînement ; tenues noires, cheveux noirs, les yeux noirs, comme pour faire corps avec leur vaisseau lugubre. Deux écrans rendaient compte de la course du vaisseau, mais nul ne s'en préoccupait. L'assassin avait verrouillé sa cible et suivait une approche automatique.

Shani reforma son corps astral au milieu d'eux, comme s'il surgissait du brouillard. Ainsi en cercle, les bourreaux semblaient le juger.

« Qui vous envoie ?

— Vous ne l'apprendrez pas de nous. Il vous faudra enquêter longtemps.

— Savez-vous qui je suis ?

— Vous êtes Shani, le médiateur de Kaldor.

— Dès l'instant où je suis revenu dans ce système stellaire, votre plan a échoué. Partez.

— Il ne nous reste plus assez de carburant pour le voyage retour.

— Kaldor y pourvoira.

— Comme vous le devinez, nos vies n'ont aucune importance.

— Je m'en doute. Vous avez été créés de la même façon que ce vaisseau. Un tyran s'est arrogé le monopole de vos vies. Il vous a infecté avec le poison dont ils font le plus usage : ceci est nécessaire.

— Ceci est nécessaire, répéta une femme, comme s'il fallait toujours faire écho à cette formule de bon sens.

— Vous avez néanmoins quelque chose à m'apprendre. Pourquoi des humains ? Le vaisseau fonctionne de manière automatique. Pourquoi êtes-vous ici ?

— Un piège d'Arcs a été cousu dans ce vaisseau. Dès que nous nous sommes rapprochés de Kaldor, nos vies se sont liées à la sienne. Si Kaldor n'est pas tué, nous le serons tous. Ni nous nous éloignons de lui, nos vies se briseront.

— En le sauvant, je me rendrai donc responsable de vos morts. »

Il reconnaissait là tous les dieux et les rois qui répétaient : qu'il est facile de lutter contre quelqu'un qui possède des principes !

« Sachez que ces raisonnements n'ont sauvé personne. Tous les adversaires qui ont essayé de nous imposer des dilemmes moraux ont échoué. C'étaient de fins stratèges, mais à force d'empiler les tromperies, ils se sont trompés eux-mêmes. »

Ces visages inexpressifs, inhumains, représentaient le produit ultime des empires que Kaldor avait toujours combattu. Des fantômes de la nécessité. Des soldats sans âme.

« Par exemple, qui vous dit que ma propre morale porte jusqu'à cette extrémité ? Que je laisserais Kaldor disparaître pour sauver une poignée d'humains sans passé et sans avenir ?

— Vous êtes le servant de Kaldor et vous obéirez donc à ses ordres.

— Kaldor n'a plus la force de m'imposer quoi que ce soit. »

Il marcha jusqu'à une cloison d'aluminium comme si une porte se trouvait là, car la matière ne représentait pas une frontière pour lui.

« Je suis désolé pour vous. Vraiment désolé.

— S'il vous plaît, Shani, ne partez pas ! » l'implora une des femmes. Mais cette émotion contrefaite, surgie trop tard sur un visage creux, lui inspira le dégoût.

Sorti du vaisseau, le médiateur de Kaldor entendit le claquement d'un fil invisible, tendu de la main d'un mage comme lui, qui tel le choix capricieux des Parques, venait d'arrêter les battements d'un cœur. Le vaisseau tenta de mettre à feu ses bombes ; Shani les désamorça ; en retour, les cinq autres fils furent rompus, sans préavis, sans éclat.

Dans le temps, cette stratégie aurait fonctionné. Mais leur adversaire ignorait tout du déclin de Kaldor. Ce devait être un rescapé du vieux monde, un dieu qui avait siégé au temps du Conseil et reprenait le fil d'une vieille antienne.

Shani écrasa le frelon dans un étau, puis dans un tamis, jusqu'à disperser ses molécules en poussière stellaire. Cela lui prit quelques temps, mais effaça toute trace. Puis il revint à Kaldor ; le dieu-sage, immobile à la proue de son vaisseau, était plongé dans un mutisme de protestation.

« Pourquoi n'avez-vous rien fait ? s'exclama-t-il.

— L'as-tu trouvée ?

— Je ne trouverai peut-être jamais Aléane. Il faudra vous faire une raison.

— Nous n'avons plus beaucoup de temps » objecta sévèrement le dieu masqué.

Ne me remerciez pas de vous avoir sauvé, songea Shani avec amertume.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant