21. Deux pauvres pécheurs

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(1500 mots)

De l'intérieur, la caverne semblait naturelle, mais peut-être était-ce là le lot des constructions aussi anciennes que les temps géologiques. Levant la tête pour apprécier l'étendue de la voûte phosphorescente, absorbé par le tracé complexe des stalactites calcaires qui en étaient coulées sur plusieurs mètres, Personne trébucha sur un accroc dans la pierre. Il partit en avant, se cogna le genou contre un rocher poisseux et se rattrapa comme il pouvait. Il ne ressentit rien lors du choc ; seules de brèves vibrations lumineuses parcoururent la matière transparente de ses mains.

Dans cette marche traître, il reconnut la forme d'un bras, tendu vers le ciel comme une prière vaine. Tout l'escalier était ainsi fait de figures humaines encapsulées dans la roche volcanique, comme les gisants de Pompéi. Certains pendaient même entre deux stalactites, à demi avalés par les concrétions du plafond. Il recula d'un bond.

« Quel est cet endroit ? s'exclama-t-il.

— Vorago, grogna Aarto. Vorago, la cité sous la mer, tout au fond d'Océanos.

— Océanos ?

— Noss, noss, noss.

— Tu viens juste d'en sortir. »

L'homme à tête de requin fit un signe de tête complice à l'autre Personne, qui ne se lassait pas de faire écho à ses phrases.

« Moi qui croyais avoir trouvé le bon poisson, je vais devoir baratiner pour te vendre. Tu es encore bien conservé, mais ton esprit a pris l'eau.

— Nous sommes encore dans un rêve, n'est-ce pas ? »

Cette remarque triviale arracha un éclat de rire provocateur à Aarto, dont les grosses épaules se secouèrent comme les cloches à l'angélus.

« L'univers est peut-être un rêve, mon gars. C'est juste que certains se croient mieux que d'autres, et la grosse compétition par ici, c'est à qui est le plus réel. À qui est le plus vivant. À qui est le moins amoché. Mais tu verras, si tu as le temps ; nous sommes tous pareillement foutus, et les gens de la surface, et les gens de l'Omnimonde, ceux qui vivent sur des planètes, ils nous rejoindront bientôt.

— Nous sommes donc ici en enfer, constata Personne. Je suis mort.

— T'étais comme nous. Tu sortais ton esprit de ton corps et tu voyageais dans l'astral. Le truc, c'est que ce genre de personne peut avoir l'idée de se dire : si mon corps a cramé, je suis quand même encore là, mon esprit est dans l'astral et il n'a qu'à y rester.

— Est-ce une mauvaise idée ?

— Tu penses que c'est une bonne idée, jusqu'à ce qu'Océanos te rattrape. Tu passes dans les rêves des autres. Tu rentres dans ces grands magasins sans vendeur, tu regardes, quelquefois tu déplaces quelque chose, ou tu emmènes un bibelot qui traîne et que personne ne remarquera. Tu manges ce qui te tombe sous la main. Des amours de jeunesse tout juste périmés. Des cauchemars gras et puants. Tu t'encroutes. Tu t'oublies. Et un jour, tu passes une porte. La mauvaise porte. Tu tombes à la mer. Tous les fantômes sont des gens solitaires. Personne n'est derrière toi avec une corde pour te sortir de là. Alors tu coules. »

Il cracha par terre, sa salive se dissolvant sur l'humidité des rochers.

« Parce que c'est pour ça qu'il est là, Océanos. Il fait tout, le menu fretin et les gros poissons. Il est là parce qu'un mort, ça n'a pas son mot à dire. Il faut que ça disparaisse. Et si ça ne veut pas, il faut lui arracher des morceaux jusqu'à ce qu'il oublie ce que c'était, d'être vivant. Ce qui est presque ton cas. »

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant