17. Jusqu'au bout de nos vérités

18 10 0
                                    


(1100 mots)


Justitia amena devant elle le cimeterre noir, qu'elle tenait à bout de bras sans effort, comme pour le laisser humer l'odeur de son adversaire.

« Dis-moi, ô déesse, comment as-tu obtenu cette arme que tu chéris comme une alliée ?

— Je me demandais si tu la reconnaîtrais. C'est Tyrfing, le cimeterre avec lequel, dit-on, tu as tué le roi Zor.

— Si c'est un tueur de tyrans, que fait-il dans ta main ?

— Certains servants sont prompts à trahir leurs anciens maîtres. »

Aléane fit un pas de côté, retardant à l'infini le premier assaut. Elle pensait peut-être qu'il suffisait de laisser passer le temps ; lorsque Sol Neredia ressurgirait à l'Est, elle se tiendrait debout à l'aube, victorieuse de sa malédiction.

« Tu te trompes. Du reste, c'est une forte mauvaise arme. Elle n'a aucun sens de la justice. »

La déesse bondit sur elle de biais ; Aléane se décala davantage ; leurs lames se croisèrent en un faible tintement métallique.

« N'évite pas le combat ! gronda la déesse.

— Les kaldariens disent que trois vérités définissent chacun de nous. Essayons de déterminer les tiennes ensemble. »

Le cimeterre, adapté aux mouvements amples et violents, s'abattit sur sa tête. Aléane para le coup et dévia la lame noire sur le côté, forçant Justitia à reculer. Dans le bref instant que dura le contact, la pointe de son épée rencontra le bras nu de l'impératrice, y ouvrit un mince sillon rouge, et quelques gouttes de sang tombèrent sur son visage.

« Première vérité, celle qui se trouve au centre : tu es humaine. »

Avec un cri de rage, Justitia lança sa lame pour faucher sa jambe ; Aléane se tourna pour éviter le choc. Elle marcha vers Justitia, frappa et poussa sur l'envers de la lame noire pour que la déesse, en se dégageant, échange sa position avec la sienne, telles deux danseuses.

« J'aurais pu dire : tu as été humaine, poursuivit calmement Aléane, qui n'avait dépensé aucune énergie depuis le premier coup. Ta naissance à Neredia remonte à des siècles et tu as beaucoup changé. Mais malgré l'ampleur de cette histoire, tu es toujours humaine, comme moi.

— On dirait... deux sœurs, grogna Justitia en reprenant son souffle.

— Même aujourd'hui, alors que tu habites un corps humain, cet entraînement physique et mental que tu t'imposais t'a déformée au point que tu ressembles à un bœuf. Rien d'étonnant à ce que tu inspires la peur. »

Elle essaya de faucher ses jambes d'un geste plus vif, qu'Aléane ne para que de justesse. Le choc brutal laissa leurs membres engourdis ; la déesse en profita pour avancer d'un pas vers elle et écraser son poing gauche dans sa poitrine.

Avec un meilleur angle de frappe, elle aurait pu briser toutes ses côtes d'un seul coup ; la guerrière de l'aube rouge se laissa tituber quelques instants puis reprit ses esprits.

« Deuxième vérité, dit-elle d'une voix hésitante. Celle qui est capable de te détruire. Tu n'as rien bâti. Tu n'as rien gagné. Tu as tout volé. Ce corps que tu possèdes. Ces empires que tu construis, ce ne sont que des vassalités préexistantes que tu as rassemblées, comme la pie amasse son trésor de babioles. Même tes désirs, tu les as empruntés à d'autres ! Tous ceux qui ont eu le malheur d'être tes amants, tu ne les as désirés que parce que tu les savais aimés par quelqu'un d'autre. Tu n'es pas seulement humaine : tu es une enfant jalouse de tout.

— Silence ! »

Cette fois, Justitia fit le pari de bloquer son épée pour se rapprocher d'elle. Si le combat se terminait aux poings, elle gagnerait à coup sûr. Aléane l'évita d'un bond souple, para un autre coup.

« Pourquoi n'attaques-tu pas ?

— Je n'ai pas terminé. Il me reste une troisième vérité. Celle qui pourra te sauver, Justitia. Ton empire va prendre fin.

— En quoi cela va-t-il me sauver ?

— Tu dois te libérer de tes chimères pour accéder à la paix. »

Incertaine, Aléane tenait toujours son épée à deux mains, prête à parer un nouveau coup. Justitia se rapprocha encore d'elle, feinta une nouvelle attaque à la tête. Dans l'entrechoc de la parade, elle plongea sa main vers Aléane et attrapa son poignet droit. Elle allait le lui briser lorsque la prise à l'épée se dénoua sans résistance. Aléane faisait le choix de se laisser désarmer ; tordue dans un mauvais angle, la main de Justitia s'ouvrit et laissa tomber Tyrfing. Les deux lames volèrent, aspirées par les ombres qui remontaient autour du Garuda.

« Dis-moi, dit Justitia, puisque ton destin est de mourir au combat... n'as-tu jamais eu peur de la mort ?

— Dis-moi, impératrice... n'as-tu jamais eu peur d'avoir tort ?

— Jamais. Je vis selon mes principes. »

La déesse, plus que jamais semblable à un animal furieux, écrasa ses poings jusqu'au sang.

« Tu m'insultes en disant que j'ai tout volé. Que mon empire va prendre fin. Que je suis une stupide mortelle ! Mais toi, Aléane, connais-tu tes vérités ? »

Elle se rua sur elle ; la jeune femme évita le premier coup de poing, se défendit du deuxième, écrasa son talon dans une cheville découverte. L'articulation fragile se tordit et craqua. La déesse, trop enragée pour ressentir la douleur, chancela sur cet appui instable. Elle tomba sur le côté, constatant que la mécanique de son corps lui faisait défaut.

« Je ne suis pas obligée de te tuer, annonça Aléane. Ton empire va prendre fin ! Il suffit qu'il prenne fin maintenant. »

Justitia rampa avec l'agilité d'un serpent jusqu'à un parapet de métal, qu'elle enjamba d'un coup de reins. Elle chuta d'un mètre et demi sur une autre cloison. Une nouvelle salve de tirs secoua Garuda ; La déesse entendit alors un étrange tintement métallique. Le cimeterre noir se trouvait devant elle, à un mètre du vide.

Elle tendit la main et savoura le contact du fer teint, comme on serre la main d'un vieil ami.

Aléane sauta à son tour sur le ponton métallique. L'arme de Justitia, digne d'une longue lignée d'assassins, se camouflait aisément dans le crépuscule.

« Peux-tu te relever ?

— J'ai mal... j'abandonne. »

La guerrière de l'aube rouge, l'héroïne aux mille victoires, s'approcha de Justitia sans crainte. Elle tendit une main vers la déesse en difficulté. Sans doute, après s'être heurtée à tous les tyrans, rêvait-elle d'offrir sa rédemption au prochain d'entre eux. Ce rêve la perdrait !

Justitia se cabra et enfonça le cimeterre jusqu'à la garde. Aléane devait comprendre que son histoire ne souffrirait aucun amendement. Nul n'avait le pouvoir d'en corriger le dénouement. Elle devait se poursuivre jusqu'à son inéluctable fin.

Elle tomba sur la déesse-impératrice, referma ses bras sur elle et la tira sur le rebord du Garuda, les emmenant toutes deux dans l'abîme.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant