40. Le sourire d'Orval

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Les hommes à succès vous cachent qu'ils connaissent eux aussi des jours difficiles. C'est tout un art du déni que les sourires qu'ils continueront d'afficher, jour après jour, dans les pages de vos journaux ; ce sera tout un art de la crédulité que votre propension à croire à ces fariboles.

Adrian von Zögarn, Traité de voyagisme


Après avoir ouvert les yeux, Ek'tan attendit que la réalité se sépare nettement du rêve ; il lui semblait voir encore par les yeux d'un animal.

Si l'enfance est la période de la vie durant laquelle nous sommes ignorants de la cruauté de l'univers, alors Ek'tan n'avait été une enfant qu'un ou deux jours, avant son abandon. Sur son île d'adoption, son histoire excitait les imaginations, et se sentant incapable de cohabiter avec ces légendes qui rôdaient autour d'elle, Ek'tan s'était empressée d'aller voir ailleurs.

L'Entente Australe lui avait permis de réaliser ce souhait.

Levée aux aurores, elle se sentit incapable d'avaler le pain de seigle que les enseignes avaient laissé à son intention sur un plateau. C'est l'estomac vide qu'elle renoua ses cheveux noirs, enfila sa chemise et boutonna sa veste d'uniforme blanche et grise, face au miroir, en conversation silencieuse avec elle-même.

Des éclats rougeoyants surgissaient entre les persiennes, traversaient les moustiquaires et se répandaient sur les tapis cannés et les draps en désordre. Juste assez de lumière pour examiner le cirage de ses chaussures et refaire l'inventaire de sa mallette de travail.

Ek'tan poussa la porte de sa chambre. Un courant d'air frais s'écoulait dans les couloirs encore peu éclairés. La moitié du chiffre d'affaire de cet hôtel balnéaire provenait des officiers de l'Entente en visite, mais il était trop tôt pour eux. Sur son passage, Ek'tan ne croisa que deux employés de ménage et un homme d'affaires alangui, installé dans un fauteuil, qui lisait un journal.

Lorsqu'elle avait reçu cette convocation de l'amirale Flaminia, Ek'tan n'en avait pas cru ses yeux. Elle avait pris la décision de démissionner quelques jours plus tôt. Quelle meilleure façon de rendre sa lettre qu'en personne, à son ultime supérieure hiérarchique ? Ek'tan avait donc rédigé cette notification dans son plus beau remsien, suivant tous les codes du compte-rendu militaire ; car ils sont encore plus nombreux que ceux des feuilles d'impôts.

Une démission est toujours un message en soi, mais Ek'tan craignait que la sienne soit mal interprétée par l'État-major, voire simplement classée sans suite, ajoutée dans une pile de dossiers et oubliée là. Cette idée l'insupportait. Ek'tan expliquait donc les raisons qui l'avaient menée à cette nécessité.

La commandante descendit les marches d'un des grands escaliers blancs de l'hôtel. Alors que son île adoptive ne disposait que d'un seul groupe électrogène et de deux radios, toute la ville de Milnera était raccordée à l'électricité. La nuit, l'éclairage public jetait ses regards blafards sur les rues goudronnées ; ces reflets orangés malmenaient son sommeil. Milnera, cité tentaculaire, opulente, avait colonisé toute son île ; cinq ports l'entouraient, une flotte militaire circulait en permanence dans ses eaux ; on parlait de bâtir un nouvel aéroport sur une bande de sable corallien située à cinq kilomètres au Sud.

Ek'tan ne comprenait pas le but de l'Entente Australe.

Certes, l'organisation avait de beaux succès géopolitiques derrière elle. Les différents archipels de Stella Rems y avaient leur voix et leurs représentants, mais l'Entente se situait au-delà de leurs querelles ; c'était une entité supérieure, une divinité inamovible capable de renvoyer au néant toute intention belliqueuse. Sa seule présence permettait de réguler les inimitiés locales, et assurerait à Rems de longues décennies de paix.

Mais cette image avait déjà vingt ans. L'époque à laquelle Ek'tan mentait sur son âge pour rejoindre l'armée et s'inventait une famille pour ne pas avoir à affronter le regard scrupuleux des psychanalystes de l'Entente, des médecins suspicieux qui bombardaient de questions les orphelins sans attaches, craignant le reflux d'une névrose refoulée.

Or en vingt ans, l'Entente n'avait cessé de croître, à l'image de Milnera, phagocytant ce qui passait à sa portée. Si un pays développait un programme d'armement révolutionnaire, l'Entente en avait toujours vent, et plutôt que de démonter ces recherches prohibées, elle se les appropriait. L'Entente accumulait, tel l'écureuil compulsif qui stocke cinq fois ce dont il aurait besoin lors de l'hiver.

Ek'tan avait rejoint l'Entente pour mener une nouvelle vie. Pour échapper à ce regard félin qui la poursuivait encore en rêve. Or elle faisait fausse route. Elle était entrée dans une impasse ; si ce regard surgissait de nouveau, c'était pour lui dire qu'elle gâchait cette vie offerte trente-cinq ans auparavant.

« Je ne comprends pas », dirait-elle à l'amirale Flaminia. Je ne comprends pas ce que nous faisons.

Affectée à la division de recherche et de prospective, Ek'tan se trouvait en quelque sorte au point névralgique de ses impressions négatives. Des ordres, des directives, des décrets circulaient sans cesse ; elle recevait des ordres et, pour les exécuter, donnait d'autres ordres ; la division réalisait des activités d'une nature indéfinissable ; il ne fallait espérer nulle clarté de ses rapports techniques. On pouvait fouiller sans cesse dans les archives avec l'impression de se trouver à quelques mètres à peine de la solution, de l'explication. Les activités de la division ressemblaient à un rêve.

Ek'tan manqua de trébucher. Elle vérifia que personne ne l'avait vue, remit ses pensées en place et sortit de l'hôtel. L'État-major, clinquant dôme blanc à colonnades, se trouvait devant elle, de l'autre côté d'une place vide de son trafic habituel. Un officier de police désœuvré, chargé de la circulation, faisait quelques gestes las à des tramways pachydermiques.

Valise à la main, la commandante traversa la place avec un regard pour la grande statue d'Orval. Trident dans une main, couronne sur la tête, la déesse à queue de poisson était une décoration surannée dans cette ville moderne et agitée, au charme délicieusement kitsch, qui permettait sans doute aux militaires et aux civils de Milnera de fantasmer le passé de leurs ancêtres. Des femmes et des hommes vivant de la pêche, de l'agriculture vivrière et de l'élevage de cochons, isolés sur les îles microscopiques des archipels, ne communiquant entre tribus qu'au moyen de périlleuses expéditions en pirogue, une ou deux fois l'an.

Dans certains de ses rêves, Ek'tan arrachait son uniforme, plongeait dans l'océan et nageait dans l'espoir de rejoindre son île adoptive, dont elle pouvait voir la plage et les palmiers. Mais ce lieu en lequel elle avait été déposée autrefois n'était pas sa demeure. Elle ne parvenait pas à s'en rapprocher. Les membres de sa tribu l'observaient de loin, mais ne faisaient nul geste pour la secourir. Car Ek'tan n'était pas un membre de cette tribu. Elle n'appartenait pas à la société humaine. Son existence était la partie émergée d'un mystère souterrain, connectant les immensités océaniques et les esprits animaux des terres émergées.

Le sourire fade d'Orval était un commode mensonge. Une façade pour ce monde complexe, inamical, puissant et orageux, qui tolérait à peine les hommes en son sein.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant