24. Portier de l'enfer

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(1100 mots)

Un batelier était chargé d'accompagner les âmes sur les eaux du Styx. Mais les morts qui flottaient dans le fleuve noir ont fait chavirer sa barque, et il est tombé dans l'Océan.

Il s'est trouvé un nouveau rôle. Accroché sur un rocher tel une anémone des fonds marins, il filtre l'eau et se nourrit de résidus. Devenu gras et lourd, il est incapable de se déplacer ; toujours fidèle à son poste, il est devenu le meilleur des gardiens.

Alleris Bombastus, Science Hermétique


Les portes de Vorago n'étaient pas deux blocs d'airain attachés à des gonds grinçants, poussés par dix golems de pierre, comme on se représente souvent l'accès des enfers au fond d'une caverne. Le boyau rocheux s'arrêtait net, coupé par une surface verticale d'une couleur insipide, parcourue de ridules, comme une mare vue de dessus.

« C'est donc lui, le gardien » dit Personne d'un air songeur.

Une étincelle de raison habitait ce diaphragme artificiel, et ses Arcs formaient deux faisceaux perpendiculaires. Un anneau capable de se refermer sur ceux qui n'étaient pas acceptés à Vorago ; un chemin balisé sur lequel ils descendraient vers la cité océanique comme un train sur ses rails. Aarto empruntait ce tunnel sans en connaître le fonctionnement interne, tandis que Personne voyait ces filins d'acier partir devant eux, tels les câbles d'un téléphérique disparaissant dans la brume.

« Intéressant, ajouta-t-il. Vous avez fusionné un pont d'Arcs avec une conscience humaine.

— Tu verras, dit Aarto en espérant sans doute l'impressionner ou le surprendre. À Vorago, on trouve parfois des esprits au fond de sa tasse de thé. »

Mais Personne n'était pas du menu fretin qu'on ramasse au fond des océans.

« Traversons donc » dit-il en prenant le pas sur les deux prisonniers.

Il plongea une main dans le pont d'Arcs, qui sembla se solidifier aussitôt, l'emprisonnant dans sa structure implacable. Bloqué, Personne vit des yeux approximatifs surgir sur le pourtour de cette surface liquide, qui convergèrent vers lui, menaçants, comme la formation spontanée d'un tribunal populaire. Fin observateur, Personne détestait se sentir analysé à son tour, surtout par un être aussi confus que ce gardien.

Les âmes damnées avaient traversé ce passage par milliers pour se rendre à Vorago ; par millions même, car il n'y avait qu'un seul accès à la cité sous la mer, un seul pont d'Arcs.

« As-tu un nom ? s'exclama Personne sur l'air scandalisé d'un noble qui, blessé dans son orgueil, ordonne qu'un duel d'honneur soit organisé dès la semaine suivante.

— Je n'ai pas besoin de nom, dit la porte des enfers, d'une voix éclatée en échos grondants, comme si chaque paire d'yeux appartenait à une entité différente, dont elle était la sublime fusion.

— Oh, je vois pourquoi. Il y a trois catégories d'êtres à Vorago. Les prédateurs, les proies et entre les deux, les chiens, comme Aarto, qui se rendent utiles aux prédateurs, en chassant à leur place. Toi, tu fais partie des prédateurs. Si un démon traverse ce passage, tu le dévores. Quant aux habitants, ils doivent payer leur obole. Rien n'est gratuit au fond de l'océan. Ton nom ? Je le connais. Tu es Charon.

— Tu es en mon pouvoir, dit Charon en augmentant la pression sur sa main, sans que Personne n'en ressente davantage, car tout son bras était déjà mou et caoutchouteux.

— Je suis censé me prosterner devant ta puissance, comme le fera Aarto tout à l'heure ? Ce serait mal me connaître.

— Qui es-tu ? Es-tu un dieu, ou l'envoyé d'un dieu ?

— Je ne suis personne. Quel dieu aurait l'idée saugrenue de descendre jusqu'ici, ou d'envoyer là un de ses servants ?

— Avec quoi comptes-tu payer ton passage ?

— Je ne paierai pas. »

Personne arracha son bras aux reflets métalliques de sa surface figée, brisant quantité de filaments visqueux qui essayaient de s'y accrocher. Les yeux roulèrent comme une foule en colère. Personne était un être trop subtil pour Charon, capable de passer entre les mailles de son filet, entre les dents de sa mâchoire broyeuse.

« Je connais ceux de ton espèce, dit-il en secouant son bras pour en laisser couler les fluides argentés, tandis que la surface liquide se reformait. Vous êtes des forces de la nature. Ou plutôt, vous vous rêvez ainsi. Vous jouez un rôle. Parfois même, vous vous prétendez dieux.

— Je suis le dieu des profondeurs » annonça fièrement Charon.

Il devait en avoir vu assez, car les iris rouges de ses yeux replongèrent sous sa surface opaque, tandis qu'en surgissait en retour une couronne d'épines, comme si un monstre caché faisait son apparition. Le centre se creusa en tourbillon ; la surface avança vers eux. Le frère d'Aarto se mit à ricaner.

« Il n'y a pas de dieu, dit sèchement Personne. Ils ont tous disparu depuis des siècles. Nul n'est plus digne de ce titre. Nul ne veille sur l'univers. Nul ne régule le mouvement des étoiles. Tu ne diras pas le contraire, toi qui vois passer la lie de ce monde et qui te gorges de sa poussière.

— Tu as mal répondu à mes questions, gronda Charon.

— Il n'est pas possible de bien y répondre.

— Tu vas mourir.

— Je suis déjà mort. Par les eaux du Déluge ! J'ai l'impression de discuter avec un demeuré. »

Il s'attendait à ce que sa forme duale réapparaisse à tout instant et le plonge de nouveau dans la fièvre de la bataille. Ce serait l'occasion de comprendre ce qu'elle représentait pour lui, cette chrysalide, cette seconde peau dessinée en quelques traits violets, dont Océanos devait avoir aspiré toute la substance. Car l'ignorance le frustrait, et la frustration le mettait en colère, comme un enfant gâté confronté à ses premiers obstacles intellectuels, qui jette ses livres en annonçant à la face du monde que tout ceci ne sert à rien et n'a aucun objet.

« Un instant, gronda Aarto. Charon, tu me dois un passage. Ce sans-nom est à moi. Je l'ai repêché. Tu ne peux pas me le prendre. »

Confronté sans doute à des lois plus fortes que lui, car édictées par le tyran invisible de ces lieux, Océanos lui-même, Charon reflua comme un chien d'attaque à qui l'on ordonne de se tenir coi.

« Tu devrais le détruire tout de suite, murmura-t-il.

— Merci du conseil, mais je vais le vendre à Vorago.

— Le Nomenclateur ne t'en donnera rien.

— Ce sera à lui de voir. »

Lorsque Aarto le tira avec lui, Personne eut l'impression que son bras s'allongeait comme une substance gélatineuse.

« Maintenant, mon gars, tu fermes ta gueule. Je t'ai gagné et je vais te vendre. Si tu as un problème avec ça, c'est avec moi qu'il faut voir, mais tu arrêtes de vouloir mettre ton pied dans la face du premier venu.

— Toutes les choses de cet enfer sont détestables, dit l'homme, tandis que Charon refluait sur les côtés, pour leur ouvrir le passage.

— Il faudrait peut-être te remettre en question, mon gars, ricana Aarto. Toi aussi, tu fais partie de ce monde. Tu es comme nous, que tu le veuilles ou non. »

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant