39. Ek'tan

17 8 0
                                    


Certains de nos rêves sont si habituels, si procéduraux que nous en acquérons la conscience, et nous en parcourons alors les allées comme le spectateur inattentif d'un musée, inculte des symboles qui attirent son regard, dont la curiosité s'efface vite et qui, de salle en salle, oublie ses précédentes découvertes.

Car nous vivons ainsi plusieurs vies, qui ne sont liées entre elles que par les fils lâches de la mémoire ; et lorsque passé trente ans, on oublie le nom de ses amis d'enfance, il faut comprendre que le monde est à l'image de ces rêves.

Le songe d'Ek'tan la ramenait toujours sur la côte Sud de son île natale. Une bande de sable blanc, pâle comme la lune, séparait les eaux noires de Rems de la ligne des palmiers à fruits. Elle se trouvait parmi les arbres, dans l'obscurité déchirée d'éclats stellaires. Elle écartait quelques fougères et gagnait la plage.

L'océan était calme. La danse des prédateurs nocturnes, requins à éperons et poissons-tonnerre, n'agitait que ses eaux profondes. Les crêtes argentées des poissons-scie brillaient parfois en surface, mêlant leurs reflets métalliques aux projections lunaires.

Des vagissements résonnaient quelques dizaines de mètres plus loin. La forêt leur opposait un mutisme inhabituel. Les mammifères et les oiseaux craignaient qu'un prédateur aguerri se charge tantôt de mettre fin à ces appels ; la possibilité d'un ocelot rouge les forçait au silence, et ils guettaient le frémissement de fougères qui annoncerait son approche feutrée.

À pas lents, mesurés, Ek'tan avança jusqu'à la source des cris, ne laissant que de légères empreintes dans le sable, comme si elle glissait sur la grève.

Un nouveau-né, empaqueté dans une toile de lin et quelques feuilles sauvages, avait été déposé sur le rivage. La marée montante s'arrêtait à quelques mètres à peine de lui. Une lampe à huile sommaire, à côté de lui, posait une touche de lumière artificielle pour éloigner les prédateurs. C'était une noix remplie de graisse de poisson-scie, d'où émergeait un bout de ficelle de chanvre grésillant.

Comme Ek'tan se rapprochait, l'enfant se tut.

Elle s'assit sur le sable.

Elle attendait que la mèche s'éteigne, dont elle voyait déjà vaciller la flamme. Il restait encore plusieurs heures avant l'aube ; pour ce temps, le monde était son domaine. De jour, tout animal craint l'homme ; la nuit, sur les terres les plus sauvages de Rems, sur les îles les plus reculées de l'archipel austral, l'homme sait laisser la place aux autres prédateurs.

La flamme s'éteignit. Quelques étincelles rougeâtres tombèrent encore de la coquille vide ; puis le petit humain éclata de cris plus forts, désespérés, car malgré son tout jeune âge, il comprenait peut-être que sa dernière chance de survie venait de s'envoler.

Ek'tan regarda des deux côtés. D'où venait cette chose ? De l'océan ou de la forêt ?

Selon la légende orale, une grande guerre avait mis fin au règne des dieux de la mer, avant l'avènement de la déesse-sirène Orval. Le dernier enfant du roi Triton, seul rescapé de cette tuerie, avait été confié à l'océan lui-même, qui, ne sachant où trouver un asile pour ce nourrisson, l'avait poussé sur le rivage. Cet enfant, recueilli et élevé par les bêtes sauvages, était la toute première femme de Rems.

Certaines tribus abandonnaient ainsi les orphelins ou les enfants non reconnus sur une île éloignée, leur promettant qu'ils seraient peut-être – s'ils survivaient – les rois et reines de terres lointaines. Et comme Maera, la fille du roi sous la mer, ils accompliraient un pacte avec les forces marines, et sauveraient Stella Rems de l'engloutissement par les eaux.

Dans son rêve, Ek'tan ignorait le mythe et la tradition ancestrale. Tout ce qui lui importait, c'était d'éviter de tomber dans un piège.

Ek'tan approcha à pas ralentis, estimant que deux bonds la mettraient à l'abri des feuillages. Elle s'approcha jusqu'à sentir le mélange de sel et d'odeurs humaines qui formait comme une sphère protectrice autour de l'enfant ; des odeurs qu'elle avait appris à redouter. Elle fit un tour complet autour de cette barrière invisible, donna un coup dans la lampe éteinte, puis se décida à faire les derniers pas.

L'enfant immobile, incapable de s'échapper, se tut définitivement. Ek'tan sentait le souffle de ses expirations saccadées remonter jusqu'à elle. Elle pencha sur lui une tête interrogative ; leurs regards se croisèrent ; ceux de la petite fille humaine et ceux du prédateur.

Il suffisait de ce regard, de quelques secondes, pour qu'un lien mystérieux se forme entre elles. Avec précaution, Ek'tan leva une patte, sortit une griffe et caressa l'assemblage de feuilles et de tissus. Ceux qui fantasment sur le retour à l'état sauvage devraient y songer deux fois ; tel était l'univers qui se présentait à l'enfant sous la forme de ces yeux félins. L'univers est capable de donner la mort de mille manières, sans arrière-pensée, car il ne pense pas ; sans verdict, car il ne juge pas ; simplement par nécessité immédiate.

Ce que l'on nomme un miracle, c'est la volonté humaine s'opposant aux nécessités de l'univers, dont elle prend les rênes un instant, comme le cocher retrouvant le contrôle de son attelage en furie. C'est Sisyphe qui, dans un ultime sursaut, renverse le rocher de l'autre côté de la montagne. C'est Prométhée qui s'arrache à ses chaînes. C'est répondre enfin à cette question qui accompagne les almains depuis leur émergence dans cet univers, cette question qui peuple leurs rêves : qui, de moi ou de l'ordre des choses, pliera le premier ?

La griffe acérée remonta jusqu'au visage du poupon, sur lequel elle traça une légère éraflure. Ek'tan releva soudain la tête, certaine d'avoir entendu un craquement de branchages ; ce pouvait être un cochon sauvage ; mais elle craignait que ce fût un homme. Saisissant l'hésitation du fauve, le nouveau-né fit tout ce qui était en son pouvoir : hurler à pleins poumons. Et il suffit parfois qu'un almain hurle à la lune pour que ses vœux soient exaucés.

Ek'tan disparut parmi les fougères et sa vision s'y brouilla. Avant deux ans, le cerveau ne sait pas fixer les souvenirs ; elle avait donc emprunté cette nuit au fauve. Car ce rêve était une expérience précieuse. On ne pouvait pas comprendre Ek'tan en faisant abstraction de cette histoire ; elle incarnait l'extrême gravité des remsiens vivant sur les îles isolées de l'archipel austral. La même gravité avec laquelle le fauve avait décidé, ce soir-là, de privilégier la sécurité au festin.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant