53. ATON

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Malgré la destruction ordonnée par ses dieux, le Monde Solitaire existait encore.

Cela ne pouvait pas étonner Christophe.

Si ces dieux anciens avaient eu le pouvoir de ravager le Solitaire jusqu'à son dernier souffle, ils n'auraient pas laissé s'échapper son peuple. Ils n'auraient pas été vaincus par un de leurs propres enfants ! Leur hésitation, leur faiblesse imprégnait encore cette terre dévastée.

Christophe soupira.

« Quel est ton nom, monde ? »

Nul ne lui répondit.

Une chaîne de montagnes, un mur gris et noir brutal, formait devant lui une ligne de front endurcie, un dernier rempart. Au-delà, un brouillard d'encre noyait le ciel couleur sable du monde solitaire, car il s'agissait de son ultime frontière, bien qu'elle ne fût pas nettement tracée. Un cercle de ténèbres et de glaces éternelles, où s'était accumulée une armée de démons, qui avait déferlé sur le monde voici deux mille ans.

Or, comme le fleuve en crue finit par s'en retourner dans son lit, abandonnant les corps des noyés et les troncs des arbres déracinés, le fléau avait regagné son domaine, l'autre flanc de la barrière montagneuse. Faute de proies, le Peuple Solitaire ayant disparu, les démons s'entre-dévoraient comme à leur habitude, tels des parieurs fous qui finissent toujours par se ruiner au jeu. Leur chorus obscène lui parvenait par échos.

Christophe marcha durant plusieurs heures sur un sol de pierre et de poussière, parsemé de crevasses, sans trouver la moindre preuve de vie, la moindre goutte d'eau. Le Monde Solitaire était encore fait de matière, mais il n'abritait plus rien.

Il trouva des traces de pas sous la poussière, figées dans la boue d'un lac asséché. D'ordinaire, on pouvait remonter de ces détails à la Noosphère, accéder à quelques souvenirs encore vivaces, retracer des existences entières en tirant sur quelques fils. Mais même ces rêves étaient morts. Des Arcs rompus flottaient à la verticale comme des tiges de blé asséchées. Ils avaient tous été aspirés, inspirés par l'être ensommeillé qui s'était lové au centre du monde, comme un parasite, et y attendait son heure.

Christophe remonta le fil.

Jusqu'ici, il s'imaginait interroger le prisonnier divin, tout comme il avait questionné d'autres dieux avant lui. As-tu connu Aléane ? Mais plus il s'en approchait, plus il ressentait le poids de cette créature millénaire, plus il doutait de cette entreprise.

« Je ne devrais pas rester ici » déclara Christophe.

Silencieuse, absente, Écho ne le contredit pas ; mais un mirage apparut devant lui, un lointain souvenir, une promesse peut-être. Aléane ! Il devait la rencontrer sur son chemin !

« Il a menti. Kaldor m'a menti. Ce n'est pas son ami qui se trouve au bout du chemin, mais son ennemi. Et je ne rencontrerai pas Aléane. »

Pourtant, il se trouvait dans l'impossibilité physique de reculer. À mesure de son avancée, le monde s'était replié sur lui comme un papier imprimé. Le ciel jaunâtre se dissociait en contrastes de lumière, des fractures orangées sur un fond toujours plus sombre, des faisceaux d'épées rouges qui convergeaient désormais vers le centre.

Des fragments de pierre, des os brisés craquèrent sous ses pas, et Christophe comprit qu'il arpentait les débris d'une ville, réduite à un centimètre de hauteur et recouverte de poussière.

De très loin, il vit monter la courbe d'une masse immense, comme un dragon lové en son domaine, qui ne gardait nul trésor, sinon l'étoile qu'il avait autrefois dévorée. Le dieu-soleil endormi était d'une couleur de charbon unie, comme une lave solidifiée. Une poussière cendrée recouvrait ses sommets. Il ne bougeait pas. Mais sa seule présence faisait vibrer les Arcs, qui imprimaient un mouvement de balancier à la matière alentour ; des petits cailloux roulaient tantôt vers lui, puis s'en éloignaient, comme les domestiques d'un roi versatile.

Au pas suivant, Christophe constata que le sol de pierre rougissait. Il manqua de se brûler. Des fumerolles soufrées montaient des anfractuosités du sol, comme s'il se trouvait dans le cratère d'un volcan au bord de l'explosion.

Le dieu-soleil rêvait de flammes ; que des océans de flammes déferlaient sur tout l'univers. Il rêvait de pouvoir ; que ses mains se refermaient sur une deuxième étoile, puis une troisième, puis des centaines d'entre elles ! Car ce plasma stellaire était toute la source de sa puissance, une énergie incomparable tirée de la fusion nucléaire, dont les ondes caloriques brûlaient encore dans son corps de titan, après deux mille ans de sommeil.

Mais parmi tous ces rêves d'étoiles, le dieu-soleil avait aussi un rêve humain.

Il rêvait de plonger sa main dans l'horloge cosmique qui précipitait tous les vivants vers la mort. Il rêvait de stopper l'univers dans sa course infernale, de mettre fin au seul tyran que ni Aléane, ni les autres dieux n'avaient jamais pu inquiéter ; le premier de tous les tyrans : le Temps éternel et implacable.

Christophe, qui avait tendu la main vers cette toile d'Arcs et en écoutait les vibrations, laissa échapper une pensée.

Aléane.

Oui, pourquoi ne pas empêcher sa mort ?

Lui aussi, plus d'une fois dans sa vie, avait rêvé d'arrêter le Temps !

Et ce vieux rêve, ce puissant rêve, ce rêve fondamental, était la dernière parcelle d'humanité du monstre étendu là.

Sa pensée tomba dans la maille d'Arcs qui entourait le dieu-soleil, elle ricocha sur ces fibres parallèles, semblables à des métiers à tisser, émit quelques notes musicales, roula plus bas encore, disparut derrière la crête de pierre.

L'esprit endormi répondit.

Un flot de pensées torturées manqua de balayer Christophe. Une des arêtes du monstre pivota. Le frottement de la pierre contre la pierre emplit l'air d'une odeur de poussière et de salpêtre. Des éclats de charbon roulèrent jusqu'à ses pieds. Derrière cette croûte fendue bouillonnait une lave liquide, dont la lueur se reflétait jusque dans le ciel si proche.

« Ô, dieu, quel est ton nom ? » tenta Christophe.

Resté seul trop longtemps, il ne parlait pas encore ; son soleil intérieur avait tout brûlé de l'homme qu'il avait été autrefois, ses pensées, sa personnalité. La parole ne lui était plus une chose naturelle ; rien qu'un outil de pouvoir parmi d'autres.

Son corps de serpent sembla chercher longtemps son commencement et sa fin. Lorsque le dieu-soleil avança sa tête vers Christophe, elle émergeait d'anneaux en perpétuel roulement concentrique.

Il muait ; tout son corps était un chaos d'écailles de pierre fendues. Ses yeux contenaient une flamme. Leur pupille ronde était une image lointaine du soleil qu'il avait autrefois dévoré, selon la légende, et qui l'avait dévoré à son tour. Ouroboros ! Le plus malheureux de tous les êtres, qui tant que tournerait la roue du Temps, se dévorerait lui-même, heure pour heure, seconde pour seconde !

JE SUIS

Chaque mot était une nouvelle révélation pour lui-même.

<<ATON>>

Mais le serpent devina que sa forme, à mi-chemin entre l'astral et le matériel, ne convenait pas à de plus amples discours, aussi vomit-il un flot de lave, dans lequel se dessina une silhouette humaine. Le serpent rentra sa tête dans le sol. L'homme prit sa place., plus petit, plus fin, plus efficace, comme une pensée précise. Sa peau se solidifiait en entrelacs rougeâtres, toujours lumineux, dont il arracha les dernières scories. Plus grand que Christophe, son corps était une perfection géométrique de statue grecque ; son crâne chauve portait des traits voisins d'un être humain, et des ailes frémissantes croissaient dans son dos.

Aton, le dieu-soleil, le dévoreur d'étoiles.

Le plus grand ennemi de Kaldor.

L'ennemi de toute création.

L'homme qui avait déclaré la guerre au Temps.

Son visage exprima une certaine surprise ; sa main à six doigts fit un geste énigmatique dans sa direction. Et Aton parla.

« Qui es-tu ? »

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant