36. Sur la grève

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(1000 mots)

La densité de l'eau bloquait sa magie d'Arcs, mais pas ses gestes. Il s'éloigna du navire des morts en nageant. Ce dernier sombra quelques secondes plus tard.

Cet univers ne veut pas de toi, répétait sans cesse l'Océan, toujours plus faiblement, comme s'il avait compris qu'il était trop tard.

L'eau encore opaque, le ciel encore absent lui cachèrent jusqu'au dernier instant qu'il avait pied. Ses bottes s'enfoncèrent dans une vase épaisse, tandis qu'un ciel fade, reflet d'une plage de sable blanchâtre, prenait le pas sur le monde tourmenté de l'Océan.

« Où sommes-nous ? » demanda-t-il.

Plus loin, des dunes bloquaient son horizon, entre lesquelles s'ouvrait un chemin indistinct, planté d'une série de monolithes.

La transition avait été trop brutale ; sa vue s'adaptait à peine à ce retour au réel. Chaque élément de ce décor, chaque grain de sable de cette plage, était le point d'entrée d'une maille d'Arcs, sinon moins vaste, du moins plus riche et plus claire que celle des rêves. D'ici, il voyait déjà les milliers d'empreintes laissées sur ces rochers par les mains de visiteurs et de pèlerins. Il retraçait leurs pas pourtant effacés par la marée, car le sable et la mer s'en souvenaient encore.

« Océanos est un océan, indiqua Aléane. Il mène à tous les océans.

— Nous sommes donc sur une planète quelconque de l'Omnimonde ? Ou un monde qui m'est proche ? Je suis venu d'ici ?

— Il s'agit de moi. »

La guerrière de l'aube rouge semblait écrasée de fatigue. Elle avisa un emplacement sur le sable, un lieu précis en lequel elle se laissa choir.

« C'est ici, dit-elle après une longue inspiration.

— Que s'est-il passé ici ?

— Lis-le.

— Dis-moi.

— C'est ici que je suis morte, juste après avoir battu le roi Zor. »

Elle posa son regard sur le sable humide, comme si des traces toutes fraîches allaient y apparaître, alors que cet événement devait avoir eu lieu plusieurs siècles auparavant.

« J'étais blessée et empoisonnée. Je suis venue mourir ici. Je pensais appeler Utu et Kaldar, mais finalement, je n'avais pas besoin d'eux ; les dieux ne répondent plus à personne ; il n'y a plus que toi et moi.

— Nous sommes ensemble, désormais, avança Christophe. Viens, Aléane, relève-toi, partons.

— C'est un des inconvénients, d'être un mage d'Arcs aussi absolu que toi. Réalité et rêve ont la même saveur. D'ordinaire, il est difficile aux hommes de passer de l'un à l'autre ; la difficulté pour toi est inverse, tu ne sait plus les différencier.

— Que veux-tu dire ?

— Je suis ton rêve, Christophe. Dès que je suis apparue à Vorago, je n'étais qu'une Aléane générique, remontant de ta mémoire, chargée du peu de souvenirs qui y sont encore attachés. Tu as peut-être perdu ton nom mais il te restait moi. J'étais plus tenace que tout. »

Elle posa ses mains sur le sable ; elles s'y enfoncèrent jusqu'aux poignets, car sa forme astrale se défaisait.

« Je ne peux pas rester ici. Tu es un être astral accompli, libre d'aller de par le réel. Mais je suis ton rêve, je n'avais de sens que dans le cauchemar d'Océanos. Il est temps de nous quitter une nouvelle fois.

— Non, je te l'interdis.

— Je t'ai appris que certaines choses ne t'obéissent pas. »

Il s'agenouilla face à elle.

« Que sais-tu sur elle ? Que sais-tu qui me permettrait de la retrouver ?

— Rien de plus que toi. Je sais qu'elle apparaîtra de nouveau.

— Comment rejoindre Aléane ?

— Affronte le tyran. »

Et toi, toi qui m'a guidé hors de l'Océan, te reverrai-je ? s'apprêtait-il à lui demander. Mais cette question n'avait pas de sens. Elle réapparaîtrait dans ses souvenirs ; or cette fois, l'illusion ne fonctionnerait plus ; comme le tour de magie dont on connaît déjà le stratagème.

« N'aie pas peur, dit-elle. Tu feras au mieux. Choisis une cause juste et nous nous retrouverons en tête.

— Et que dirai-je à ce nouveau fragment de toi-même ? Que j'ai parcouru des millénaires d'histoire, que j'ai traversé les enfers pour la retrouver, et que j'ignore précisément pourquoi ?

— Tu n'auras rien à me dire. Je te reconnaîtrai. Tu sais, Christophe, cette Aléane qui s'est tenue au même endroit que moi se souvenait déjà de nombreuses vies passées ; elle en savait déjà bien plus que toi. »

Son visage gagnait en transparence ; les fantaisies pastel du ciel se mêlaient déjà à son regard lointain.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle avec le naturel désarmant des rêves retombés à l'état d'automatisme.

— Je ne sais pas qui je suis » avoua-t-il en cachant la moitié de son visage dans la main droite.

Même le surhomme, après avoir accompli les fantasmes de pouvoir et de liberté de ses thuriféraires, reviendra diminué dans le giron de sa nature originelle, car il ignorera ce que c'est que rire et pleurer ; et face à ses peines inextinguibles, sera aussi démuni que ses ancêtres affamés.

« Ce n'est pas cela » murmura Aléane.

Le vent la traversait en partie, se mêlant à ses dernières exhalaisons.

« Tu es Christophe-Nolim, dit-elle sur le ton d'une leçon difficile, que l'on répète cent fois. Tu es une page blanche. Tu n'as aucun passé et aujourd'hui, tu es né de nouveau. Tu as une place dans l'univers. Toi et moi, au bout du chemin, nous nous retrouverons.

— Je suis un voyageur de longue date, et j'ai laissé derrière moi de nombreux crimes impunis.

— Sans doute. Mais tu me reverras un jour, sous une autre forme, et j'aurai la mémoire de toutes mes vies passées ; et je serai en mesure de te rendre tes souvenirs. Alors seulement tu auras à faire pénitence de tes fautes. »

Son histoire millénaire avait cristallisé en une litanie d'échecs ; il n'avait jamais réussi à croiser Aléane, n'ajoutant qu'une statue après l'autre dans la séquence de sa mémoire. Car il ne la comprenait pas encore ! Il faisait fausse route. Libéré du poids de cet homme passé ; il s'était réduit à l'essentiel : Nolim. Son lien.

« Nous nous reverrons » promit-il.

Aléane souriait encore lorsqu'elle baissa la tête et s'effondra sur lui en pluie d'étoiles, dont il recueillit quelques-unes dans les mains. Sa forme duale, constituant de son rêve, avait disparu. Il n'en subsistait que le lien.

« Nous nous reverrons et je te remercierai de m'avoir sauvé. »

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant