33. La révolte des enfers

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(juillet 2020)

Assis sur le trône du roi renversé, dont il reproduit les gestes comme une caricature, l'intendant parvenu s'enferme dans la peau d'un personnage inventé. Il se découvre incapable de peine comme de joie ; car l'or immérité est un fruit amer, et le pouvoir dévore les voleurs imprudents. Autrefois humain, Charon était devenu une chose plus affreuse encore que les ombres.

Caelus, Histoire de l'Omnimonde


Ils marchaient au-dessus des eaux troubles de Vorago, comme l'œil du cyclone se déplace mollement sur la terre qu'il ravage ; un tourbillon de silhouettes filamenteuses s'agglutinait autour d'eux. Elles surgissaient du marécage et y plongeaient de nouveau, hésitantes sans doutes à suivre le mouvement général.

Christophe ne se sentait pas maître. Voilà quelque chose qu'Aléane devait lui apprendre ! Lui qui s'était rêvé tyran la suivait désormais, conscient qu'elle seule savait bien agir ; elle seule disposait des clés de l'univers, dont la compréhension supérieure avait infusé dans des milliers d'existences.

N'est-ce pas ?

« Crois-tu en moi ? » demanda-t-elle brusquement.

Le palais du Roi sous la mer complétait son affaissement ; la boue absorbait encore les poutres de pierre dans une variété de gloussants borborygmes. Il n'avait pas pu être sauvé. Aléane avait accompli son rôle.

Non, comprit Christophe. Au contraire. Elle avait encore une fois failli à son devoir. Car Aléane ne devait pas tuer les tyrans – elle devait les empêcher.

Sans doute était-il son seul embryon de réussite, un témoignage incomplet, comme un haut fait d'armes raconté par un idiot, qui s'exprime par gestes et mimiques. Sans doute incarnait-il ainsi quelque chose par rapport à elle. Telle était sa place dans l'univers, le rôle de son existence.

« Je crois » avoua-t-il.

Il lui en coûtait de révéler cela, même ici, face à cette personne qui semblait le connaître, en ce lieu où nul ne pouvait les entendre. Il souffrait de se savoir aussi démuni ; car son esprit, vidé de sa vie précédente, en portait encore les traces, comme ces halos laissés par les vieux meubles sur une tapisserie jaunie. Christophe avait été autrefois fier, sanguin et vaniteux. Cet homme passé aurait méprisé ce qu'il était devenu.

Aléane lui sourit. Elle donna un coup de pied pour évacuer une liane boueuse qui s'accrochait à sa botte, leva son bâton et appela, d'une voix si forte qu'elle aurait pu briser le ciel :

« Charon ! »

L'air sous leurs pieds se solidifia en sol transparent, une maigre vitre pour les séparer d'un gouffre en formation. Charon se trouvait partout à Vorago ; il suffisait ainsi de prononcer son nom et de payer son obole. Mais qui avait la capacité de payer ?

Le tourbillon prit couleur ; les yeux multiples du gardien roulèrent dans cette boue rougie ; ses dents remontèrent de l'eau noire des profondeurs comme les ailerons d'un banc de requins.

« Que veux-tu ? grommela-t-il, question qui remplace « qui es-tu » chez ceux pour qui tout être est pareillement sans intérêt.

— Ô, cerbère, je souhaite quitter Vorago.

— Que peux-tu me donner en échange ?

— Rien. Je n'ai rien à te donner.

— Alors tu ne passeras pas. »

Charon promena ses yeux révulsés le long de son disque évasé. Toujours sûr de sa supériorité, il examinait Vorago comme un jardinier revient, d'un jour sur l'autre, vérifier le bon état de ses salades. Si la troupe des ombres qui l'encerclait l'impressionna, foule menaçante sans visages et sans noms, il n'en laissa rien paraître.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant