47. Arès

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Tâche ardue que de saisir l'essence de ces êtres capables de prendre toutes les apparences, et qui ne réalisent leur plein potentiel que dans cette animation minérale. C'est pourquoi, de la Terre à Stella Rems, de Lazarus à Daln, les Dragons ont pris mille formes ; seule la certitude de leur puissance colossale demeure, car la légende se trompe rarement sur l'essentiel.

Adrian von Zögarn, L'alchimie pour les nuls


« Mauvais choix » annonça Arès en secouant sa main.

Il sauta en arrière. Un coup de vent puissant l'emporta sur un aérolithe voisin. Frappé par le revers, Christophe manqua de perdre l'équilibre ; ses bottes s'enfoncèrent dans la roche devenue friable, qui se fragmentait sous ses pieds.

« Qui sait si tu n'es toi-même pas un rêve » gronda Arès, étonnamment mélancolique pour un bourreau sans cœur.

Enveloppée par l'ombre de la tempête, sa silhouette s'élargit en un homme musculeux. Ses tatouages s'étendirent sur ses épaules élargies comme une nappe de pétrole. Une épaisse crinière noire retombait sur son dos, capable de soutenir des montagnes ; son regard frappait comme le feu céleste.

« L'univers pourrait tout aussi bien en être un, rétorqua Christophe. Nous sommes, toi et moi, des rêves entourés de rêves, faits de la même matière qu'eux, et indissociables. La seule chose dont je suis certain, c'est celle que je n'ai pas ; celle-ci existe plus précisément que moi, car je ne suis qu'un contour. C'est comme une forme qui aurait été découpée en moi. Voilà ce qui existe. Le reste n'a guère d'importance. »

Un éclair tomba tout près de lui, qui fracassa l'aérolithe en milliers de fragments ; Christophe fut forcé de s'envoler à son tour. Le vent sifflait et riait à ses oreilles ; il s'entoura d'un cocon d'Arcs pour atténuer ses cris.

Bien que l'architecture du rêve conférât une masse et un poids à la plupart des matières, Arès semblait flotter comme un parfait fantôme. Christophe, en regard, devait sans cesse bondir, s'accrocher à un Arc, tordre l'espace pour faire mentir la gravité, et transformer son poids en poussée inverse.

Habitué à ces sauts de puce, il évitait la foudre et les trombes. Des murs d'eau verticaux surgissaient toutes les secondes devant lui, qu'il traversait en une torsion d'espace.

« C'est aussi pour cela... que je ne peux être un rêve moi-même... car j'ai encore un devoir. Nul rêve n'a encore dit : je dois ! »

La voix d'Arès imprimait ses sons dans la tempête et faisait vibrer l'espace.

D'autres aérolithes plus élevés éclatèrent, qui se répandirent en pluie de météorites et de poussière humide, formant des rideaux bleuâtres. Alors un éclair rougissant, semblable aux derniers feux d'une étoile, traversa cette mêlée de roche, de glace et de fumée, une voile qui s'étendit comme les ailes d'un faucon ; car Arès était en son domaine et se sentait invincible.

Christophe tendit les fibres de l'espace comme un élastique, rebondit sur un astéroïde qui roulait dans sa direction, avisa de l'embouchure lointaine du tunnel, un éclat de lumière hypothétique, un vœu pieux plutôt qu'une certitude. Il ne lui en fallait pas davantage, du moment qu'il dispose d'un objectif à atteindre. Alors il tira deux torsions face à face, comme un sablier retourné, un synchrotron compact où il entra pour gagner de la vitesse. L'air le freinait comme une masse liquide ; il s'entoura d'un cocon d'Arcs taillé en dard, fait pour transpercer le mur du son. Quand il émergea de son circuit fermé, il volait à une vitesse telle que les roches et les trombes éclataient à son passage. Il leur arrachait des millions d'étincelles statiques ; dans son sillage grossissait une nuée d'éclairs. Bien qu'il n'eût invoqué la tempête, il semblait capable de lui commander.

Arès le suivit.

Cette voile rouge, sans épaisseur, était l'enveloppe d'un corps fait de brume. À chaque coup de vent, elle grondait comme une meute en chasse ; elle claquait comme les mâchoires d'un fauve. Elle semblait imprimer son mouvement au vent, et non l'inverse.

Il a existé de tels êtres, des monstres du passé d'une puissance grandiose, car capable de faire corps de tout ce qui les entoure, jusqu'aux éléments eux-mêmes. Arès était un Dragon. Il était la tempête ; ce grand drap rouge, son étendard. Et malgré l'agilité de Christophe, Arès le précédait toujours. Car si l'œil du cyclone est un être pesant, ses vents sont plus vifs que toute créature.

Que pouvait-il bien faire ici ?

Comme cette pensée traversait l'esprit de Christophe, elle parvint au Dragon qui le suivait de près.

Des rubans rouges cheminaient à ses côtés, comme des serpents plats, sans yeux, simples émanations de la volonté d'Arès, délocalisée dans la tempête. L'un d'entre eux fit une embardée, fracassa un rocher, manqua de peu le voyageur des rêves, qui dut dévier sa course. Une bulle d'eau s'était formée tout autour de lui et brouillait sa vue.

« Ce qui me lie... gronda le gardien, est semblable à ce qui te lie, toi. Nous sommes prisonniers des plans de Kaldor. Chaque fois que nous penserons agir selon notre propre volonté, nous ne ferons qu'emprunter un autre chemin... déjà prévu, déjà analysé.

— Je dois descendre sur le Monde Solitaire ! protesta-t-il. Cela fait partie du Plan de Kaldor !

— Je dois t'en empêcher. Cela, aussi, est le Plan. Et nous avons tous les deux raison. »

La forme rouge se referma tout près de lui, écrasant un aérolithe. Il n'avait pas vu de dents broyeuses, rien que ce drapé bouillonnant. La pluie se colorait de poussière, peut-être de sang, dont l'odeur désagréable lui parvenait. Christophe se sentait minuscule et désemparé.

Alors qu'il se risquait à un regard en arrière, il se heurta à un mur transparent.

La tempête, de même, s'arrêta contre cette dalle de cristal verticale. Mais Christophe s'en fichait bien, trop concentré à empêcher la dislocation de son corps astral – donc de son esprit. Des millions de cristaux, d'arêtes aiguisées comme des lames de rasoir, grandes d'un millimètre ou de deux mètres, flottaient autour de lui, arrachés lors du choc.

« Tu es un bon mage d'Arcs » constata Arès.

Le Dragon, sous sa forme humaine, le toisait depuis un rocher pris dans le cristal, qui formait un promontoire naturel.

« Tu endures. Tu as déjà tout sacrifié et tu recommences sans cesse. Combien de fois es-tu tombé dans les flots d'Océanos ? Une fois ? Mille fois ? Tu en remonteras toujours, lavé de tes souvenirs, de ta personnalité, mais toujours accroché à un dernier mensonge – ce sont les plus tenaces. Et tu endureras tout pour la pérennité de ton rêve.

— Renoncer maintenant n'aurait pas de sens.

— Est-ce là un sage, ou un fou, qui parle ? Même Kaldor l'ignore. »

Arès descendit jusqu'à son niveau. Il avait gagné par la force, il le tenait en son pouvoir.

Toutefois, le Dragon hésita un bref instant, car pour un gardien solitaire, rongé par les ans, un visiteur est une aubaine trop rare pour l'écraser ainsi.

Et Christophe put jouer sa dernière carte : l'emmener dans son âme.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant