p r e m i è r e s e m a i n e // (3)

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Tu t'es toujours demandé où les mots s'envolaient, lorsqu'on les disait.

Les mots, ce sont des sons ; les sons, ce sont des ondes, qui s'étalent partout, en arc, et lorsqu'elles sont captées par nos oreilles, c'est là qu'on comprend ce que l'autre nous dit. Mais les ondes, elles vont où, ensuite ? Elles se perdent où, après, lorsqu'on les a captées, comprises, décryptées ? Toi, tu te dis qu'elles résonnent en nous pour toujours. Ça fait écho, là ; tout un brouillon d'ondes qui s'emmêlent, cognent contre tes parois, des centaines des milliers de mots que tu ne comprends plus que t'as oubliés ignorés et maintenant – maintenant quoi ? Il y a le je ne t'aime plus, surtout, celui-là t'as l'impression qu'il est de plus en plus fort, comme si à chaque fois qu'il se cogne contre ta cage thoracique, il monte en puissance ; et puis y'a aussi les mots de Niall, ceux qui disent que t'arrives pas à avoir mal correctement, qui sont là, que t'arrives pas à chasser parce que toi

toi

t'aimerais juste

avoir mal

correctement

faire

correctement

dire

correctement

être

correctement

On dit souvent ça, aux enfants ; tiens-toi correctement. Dis ce mot correctement. Agis correctement. Mais de ta mère, tu n'as jamais entendu souffre correctement. Alors comment tu étais censé t'y prendre, si on ne t'apprenait pas à souffrir correctement ? Les mots résonnent, font écho, les ondes ricochent mais cette fois tu as beau les recevoir et les traduire, tu as l'impression de ne plus les comprendre. T'aimerais pouvoir, pourtant. Tout savoir, ne plus rien avoir à apprendre, quand on est adulte on est censé être comme ça ; on est censé être grand et avoir assez d'expériences pour survivre à ce genre de choses. Mais toi, t'as pas l'impression d'être adulte. Tu ne l'as jamais eue. Les bougies se sont accumulées sur les gâteaux, chaque année tu prenais de l'âge, tu prenais de l'expérience, de la maturité, mais on t'a jamais dit jusqu'où se remplissait la jauge avant de passer pour un véritable adulte dans ce monde alors ça fait des années que t'attends. De savoir si maintenant, t'es assez grand, si maintenant, t'es assez fort et lorsque tu te regardes dans la glace tu te dis : la réponse est non.

Non, j'suis pas assez grand

Non, j'suis pas assez fort

Et parfois t'as l'impression

que tu ne le seras jamais

assez.

Tu sais même pas à qui demander. Elian le faisait pourtant, autrefois, prendre des décisions à ta place, te dire quand il fallait être sérieux et mature et attentif ; peut-être que c'est pour ça que t'as si mal, sans lui. Parce que tu sais pas être grand, sans lui. Parce qu'il te prenait trop sous son aile, et que maintenant, t'as plus personne pour protéger ton âme d'enfant. Ça fait peur. Autour de toi, y'a plein de monstres prêts à te dévorer, comme autrefois. « Harry ? » Tu rouvres tes yeux en sursaut. Devant toi, une cliente te regarde sans trop comprendre. Tu bafouilles des excuses, regardes son ordonnance et passes à l'arrière pour chercher son médicament pour la tension, le scanner, lui rendre, t'excuser encore, ça tu sais faire, t'excuser quand t'as fait une connerie, t'excuser quand il faut comme il faut – t'excuser correctement. Elle repart avec son médicament et toi tu dois t'appuyer sur le comptoir pour pas t'écrouler.

Niall te fixe quelques instants, s'occupe de son client et profite du moment de vide pour te rejoindre. Sa main sur ton bras, t'as l'impression qu'elle te brûle – tu sais pas pourquoi. D'habitude, tu es tactile. D'habitude, ça ne te dérange pas, qu'on te touche, t'es pas hypersensible ou quoi que ce soit. Mais là, c'est trop. « Ça va, j't'assure, t'inquiètes pas » Un sourire et tu te dégages. Tu pousses la porte de derrière, t'as besoin d'air, tu étouffes à l'intérieur – comme si ça allait mieux à l'extérieur, de toute façon. Comme si ça allait mieux, où que ce soit. Tu te trimballes avec un étau autour du cou constamment, des doigts invisibles qui enserrent ta trachée et t'empêchent de respirer correctement. On aurait dû t'apprendre, ça aussi, à respirer correctement. On apprend jamais les bonnes choses aux enfants, on devrait leur dire que dans la vie, le plus important c'est pas de s'asseoir correctement, c'est de respirer de la bonne façon ; on devrait leur dire que dans la vie, c'est pas si grave de faire un caprice dans le magasin de temps à autres, mais que le principal c'est qu'ils soient heureux correctement.

Tu t'assois sur les marches lorsque tu te rends compte que tes jambes ne te tiennent plus. Tu trembles de la tête aux pieds, l'effroi étreint ta poitrine, la peur, la peur de quoi ? D'être seul, d'être pas aimé, d'être toi, peut-être, surtout, être toi, toi qui n'a jamais rien fait correctement, toi qui n'as jamais fait grand-chose de ta vie, toi qui n'es pas nul mais pas bon non plus, insignifiant, trébuchant, boiteux comme on dirait parfois et Elian – Elian avait été le seul à aimer ça chez toi. À aimer le fait que parfois, tu pleurais devant le Roi Lion, même à ton âge ; le fait que parfois, tu boudais lorsqu'on achetait pas ta marque de gâteaux à la fraise favorite ; le fait que parfois, tu avais ce besoin irrépressible de te blottir contre lui pour te sentir en sécurité, à l'abri des monstres. Et maintenant ? Maintenant, tu regarderas le Roi Lion avec qui ? Tu feras les courses avec qui ? Tu te blottiras contre qui, lorsque t'auras trop peur, lorsque t'auras trop mal, lorsque parfois tu aimerais te boucher les oreilles fermer les yeux fort t'en aller au loin fuir fuir fuir fuir

Tu vas faire comment, pour être toi, quand la moitié de toi vivait à travers sa moitié de lui ?

Qu'on te donne le droit d'être un enfant à nouveau.

Tu éternues plusieurs fois d'affilée et un sourire contrit se dessine sur tes lèvres lorsque tu te fais la réflexion qu'il ne manquerait plus que tu tombes malade. Des milliers de chansons existent à ce propos, maladie d'amour, celle du cœur brisé, la douleur si profonde et incompréhensible du chagrin d'amour ; peut-être que ton système immunitaire profite un peu trop du fait que tu ne t'occupes pas très bien de lui pour tout laisser passer. Tu ne lui en veux pas vraiment ; toi aussi, tu inviterais n'importe qui à faire la fête dans ton corps, quand y'a personne pour surveiller. Et peut-être bien que tu divagues un peu trop, tu devrais retourner travailler. Tu t'appuies sur la rambarde des escaliers pour t'aider à remonter, rentres et attrapes un mouchoir en passant par la salle de repos pour te moucher. « T'es malade ? » Vraiment, parfois, tu as l'impression d'avoir une seconde mère sur le dos. Tu regardes ton meilleur ami, souris et hausses les épaules. « J'sais pas. Peut-être un début de rhume, pas grand-chose. »

Ça te donnerait une bonne excuse pour rester au lit, si ça s'aggravait. Ça aussi c'était simple quand on était enfant, de jouer les malades pour ne pas aller à l'école ; tout était tellement plus simple et tellement moins douloureux. Il hoche la tête, se sert une tasse de café alors que tu retournes à ton boulot lorsque la sonnette de l'entrée résonne. Tu ne décroches pas, cette fois ; tu écoutes attentivement ta vieille cliente parler et parler encore, de ses rhumatismes de son fils qui s'est marié il y a peu de temps, elle a dû rester longtemps debout vous savez, c'est même elle qui l'a accompagné jusqu'à l'autel car son mari est mort désormais et ça explose dans ta cage thoracique à ce mot. Mort. Tu l'as toujours trouvé violent, ce mot ; il est trop rude, on enchaîne un o avec r, ça sonne comme un coup de marteau, le dernier, on sonne le glas, c'est bon, fin de ta vie, terminus tout le monde descend et y'a plus rien. Tu souffles que tu es désolé pour elle et vraiment, tu le penses.

Mais c'est son sourire qui te laisse vacillant

un sourire

lumineux

apaisé

comme si rien dans ce monde ne l'atteindrait plus jamais -

et elle te dit

c'est bon, ça va aller

je sais qu'il est heureux, là où il est.

Je vais bien.

Et toi, tu comprends pas. T'as déjà tellement mal alors qu'Elian est vivant, vivant et heureux, vivant et présent, pas loin, il suffit d'un sms d'un coup de fil d'un rien du tout pour savoir qu'il est là, pour entendre sa voix, pour le sentir près de toi ; elle, elle n'a plus ça, mais elle paraît pourtant tellement en paix avec ce fait. Je sais qu'il est heureux, là où il est – mais elle ne sait pas où il est. Tu te sens pathétique, soudain, face à elle. À crever pour un simple amour qui n'existe plus, quand elle a vécu tellement pire. Tu ne dis plus rien, lui conseilles les meilleures mixtures aux plantes pour ses douleurs et elle s'en va, toute contente d'avoir simplement pu partager un bout de sa vie à quelqu'un d'autre – et c'est si simple, comme joie, que t'as envie de fondre en larmes sur ton comptoir.

Il y a encore tellement, tellement de choses que tu dois apprendre ; tellement de choses à comprendre, pour enfin, peut-être, vivre correctement.

Ton Epine // LarryWhere stories live. Discover now