04.12 : Alice
La vie à la maison devenait insupportable. J'entrais dans ma période d'examen, ce qui me donnait une assez bonne excuse pour m'isoler et ainsi éviter mon père. Il plaçait les grandes études au-dessus de toute le reste ; jamais il ne lui viendrait à l'esprit de saboter le moral de sa chère fille, si brillante, pendant ses partiels.
Je passais le plus clair de mon temps dans ma chambre, quand je n'étais pas à la fac. Depuis la dernière fois, quand nous avions dû quitter la maison quelques jours avec Ange, tout avait changé. Je ne me sentais plus en sécurité dans ma propre maison – pas que je l'ai vraiment été un jour – et mon frère n'était toujours pas rentré. Il préférait dormir à l'appartement que Virag, une amie à maman, nous prêtait généreusement. Moi, je n'avais pas voulu laisser notre mère seule ici, avec ce monstre.
Avec Alexandre, nous avions gardé contact, mais je n'avais pas le cœur à me rendre à des rendez-vous. Je l'aimais beaucoup, j'étais certaine qu'il pouvait me changer les idées, mais je n'avais tout simplement plus envie de rien. La peur de voir la colère de mon père revenir me hantait, celle de perdre définitivement ma mère aussi. Cela faisait des années qu'elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, mais là où Ange lui en voulait de baisser les bras, moi j'avais pitié d'elle.
Alors quand je ne révisais pas, je regardais une série quelconque, écouteurs dans les oreilles et porte fermée à clé, en cachette. Je ne sortais plus, hormis pour rencontrer mon frère, qui ne se gênait pas pour se moquer ouvertement de mon nouveau style vestimentaire. Les robes et les bottines avaient été troquées au profit d'un jogging.
Ce mercredi, je finissais tôt. Quand le professeur annonça la fin de mon dernier cours je me préparai à rentrer directement chez moi. En consultant mon téléphone, je relis le dernier message que m'avait envoyé Ange, m'expliquant qu'il s'était inscrit à des cours de théâtre. C'était l'idée de son nouveau petit copain, et il me proposait de venir assister à un cours.
Le cours commençait à 16h aujourd'hui et il était 14h. J'avais largement le temps d'aller y faire un tour, mais je n'avais pas vraiment envie. Mon lit m'appelait chaque fois que je fermais les paupières tant j'étais épuisée. Mais mon frère commençait une nouvelle activité dans le dos de papa, en plus du violon, et je m'en voudrais de ne pas venir le voir.
En me levant, je faillis vaciller et me rattrapai de justesse à mon siège. Depuis combien de temps n'avais-je pas eu une bonne nuit de sommeil ? Tout compte fait, il valait mieux que je rentre dormir un peu. Je rabattis la capuche de mon sweat, prête à disparaître dans le flot d'élèves. A la sortie de l'amphithéâtre, je fus retenue d'une main sur l'épaule. J'étouffai une plainte en me retournant et en reconnaissant Laura.
J'évitais mon amie depuis au moins un mois. Elle était trop enjouée, trop amicale et trop généreuse pour que je ne vienne la déranger avec mes problèmes. Mais je savais qu'un jour, elle finirait par m'attraper. Laura n'était pas du genre à laisser une de ses amies disparaître.
— Alice. Ça fait longtemps, me salue-t-elle.
Je sentis toute l'ironie dans ses paroles et me retint de fuir à toutes jambes. En m'appuyant contre le mur, je la dévisageai. Laura était fidèle à elle-même : bien habillée, bien maquillée, fraîche et dynamique. J'avais du mal à croire que j'avais été comme elle, un jour. Pour le moment, j'étais plus proche de la loque.
— Salut, Laura.
Je lui offris un maigre sourire, une tentative vaine de faire comme si tout allait bien. Mais je savais à son regard qu'elle est déterminée, et, sans doute, furieuse.
— Les filles me demandaient ce que tu devenais. Je ne sais pas quoi leur dire. Oh, Alice ? Elle a sombré dans le piège vicieux de la drogue, nous l'avons perdue. Ou alors, Alice ? Elle est en pleine crise identitaire, elle s'habille comme mon cousin Hassan, maintenant. Non mais vous imaginez ?
Je baissai la tête, coupable. Je sais que, sous couvert d'un humour un peu particulier, Laura était simplement vraiment inquiète.
— Laura, je suis désolée, ce n'est pas...
— Ce n'est pas quoi, Alice ? Tu m'évites depuis je ne sais combien de temps, tu es devenue l'ombre de toi-même. Est-ce que tu t'es regardée dans le miroir ces derniers temps ? Si tu n'avais pas encore ce magnifique cul, on croirai que tu est en plein crise anorexique !
Je frémis lorsqu'elle haussa la voix. Puisque nous avions attiré quelques regards curieux, mon amie m'attira à l'extérieur du bâtiment. Quelques instants plus tard nous fûmes assises sur un banc, une cannette de soda dans la main. Je fixai la mienne, sans l'ouvrir.
— Je suis désolée, Laura.
Il me semblait que des excuses étaient le moins que je puisse faire.
— Alice, je suis vraiment inquiète. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Sa voix s'était considérablement adoucie et elle posa une main compatissante sur mon genou. Je retins un sanglot dans ma gorge.
— Je ne t'ai rien dit parce que je ne veux pas t'inquiéter. Je préfère rester seule, c'est plus simple.
— Mais pourquoi ?
— C'est... je ne peux pas en parler.
L'ombre de mon père planait sur nous, me dissuadant d'avouer quoi que ce soit de notre vie de famille.
Je crus que Laura allait insister mais à la place elle appuya sa tête contre mon épaule. Je ne sus pas si ce fut son contact ou sa présence, mais j'eus ce dont j'avais besoin et je laissai les larmes couler.
Laura me ramena chez moi ensuite. Je m'assoupis un peu pendant le trajet en bus, mais insistai pour qu'elle ne m'accompagne pas jusque devant chez moi.
— Merci beaucoup, Laura. À la prochaine.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t'accompagne ?
— Vraiment, ça va aller. Merci beaucoup, Laura.
— Pas de souci. Et, Alice ?
Je me retournai vers elle.
— Oui ?
— Si tu as besoin de voir un spécialiste un jour, contacte-moi, je pourrai t'aider.
Je la remerciai une nouvelle fois et la regardai s'éloigner. Je ne pensais pas avoir besoin d'un psychologue.
Quand je rentrai chez moi, je pus observer le tableau habituel : ma mère, occupée à cuisiner ; mon père, en pleine lecture. Mais aujourd'hui, je ne pus pas m'éclipser dans ma chambre. Mon père appela mon nom et je pris de longues inspirations, pour éviter que mon cœur ne fasse une embardée. Ne jamais lui montrer ma peur.
— Oui ?
Je l'avais rejoint dans le salon. Il leva les yeux de son livre et prit tout le temps du monde pour le fermer et se saisir à la place d'un paquet de feuille. Je pâlis en reconnaissant l'une de mes dernières évaluations.
— Je... je n'étais pas très en forme ce jour-là et...
— Tu n'as aucune raison pour ne pas « être en forme ». Ta mère te cuisine des plats équilibrés chaque jour, tu ne manques de rien et certainement pas de temps. Tu n'as même pas eu la moyenne !
Je rentrais la tête dans les épaules, plus que jamais pressée de retourner dans mon lit.
— Et puisqu'on y est, tu peux m'expliquer ces vêtements ?! Tu te crois en cité ? Ce n'est pas comme ça que j'ai élevé ma fille. Si tu n'es pas lavée et coiffée pour le repas, ça va mal se passer, Alice.
— Si tu n'étais pas aussi tyrannique, peut-être que j'aurais la force de m'habiller, répliquai-je.
Je regrettai d'avoir répondu à la seconde où ses yeux s'agrandirent. Mon père n'avait pas l'habitude qu'on lui réponde. J'entendis ma mère se figer dans la cuisine. Elle savait ce qui allait arriver, et moi aussi.
— Excuse-moi ?
Je n'osai plus croiser le regard de mon père.
— J'ai tout donné pour toi. Tout ! Tu es brillante, bien élevée et riche, que te faut-il de plus ? Réponds-moi, fille ingrate !
— J'aimerais avoir un père qui ne me frappe pas !
Je tremblais de tous mes membres, incapable de m'arrêter. Mon père se releva si brusquement que le livre sur ses genoux claqua en percutant le sol. Je sursautai et reculai. Si je ne partais pas maintenant, j'allais amèrement regretter mes paroles. Je partis en courant jusqu'à l'escalier pour atteindre ma chambre. J'entendis sa voix m'appeler au moment où je fermais le verrou de ma porte. Il fallait que je parte maintenant, où il allait me tuer. Il n'avait pas besoin d'une autre raison, actuellement.
Paniquée, je commençais à réunir quelques affaires dans un sac-à-dos et appelait l'unique personne qui pouvait m'aider sans que j'alerte mon frère. Je ne pouvais pas appeler Laura sans la mettre en danger.
— A-Allô ? Alexandre ? Il-Il faut que tu viennes maintenant... j'ai besoin de ton aide...
Mon père était arrivé à ma porte et ses coups aggravaient ma panique. Combien de temps encore avant qu'il ne décide de casser la porte ? J'entendais aussi la voix de ma mère qui essayait de l'arrêter. Il y eut un coup, puis un cri et j'étouffai un nouveau sanglot. Je ne savais pas ce qu'il lui avait fait mais si j'ouvrais, il m'aurait aussi. J'aurais dû me méfier du verre de whisky sur la table du salon. J'aurais dû me taire. J'aurai dû ramener une meilleure note. Tout était de ma faute.
Après de longues minutes interminables, j'entendis le moteur d'une voiture à l'extérieur. Je me penchai à ma fenêtre et vis Alexandre, qui m'attendait. Je pris mon sac et enjambait ma fenêtre. Je savais comment escalader le mur pour ne pas me blesser en descendant, je l'avais déjà fait. Quand j'arrivais en bas, j'accourais jusqu'à la voiture. Le verrou de ma porte avait dû céder car mon père était à ma fenêtre, appelant mon nom. Je ne m'arrêtais pas et grimpai sur le siège passager. J'intimai à Alexandre de démarrer maintenant, alors que mon père était descendu et accourait vers nous.
Je ne me détendis que lorsque le quartier disparu de ma vue. Je jetai un coup d'œil à Alexandre. Il gardait le regard fixé sur la route, les épaules tendues, et ne parlais pas. Je lui en fus reconnaissante. Rattrapée par la fatigue, j'appuyai ma tête contre la vitre et laissai mes dernières larmes couler, le corps encore secoué de panique. Je ne savais pas où nous allions, mais je m'en fichais. Le principal c'était que je m'éloignais de mon père.
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Grandiose
General FictionUn jour ou l'autre, nous avons tous vingt ans. Vingt ans. C'est l'âge où l'on ne peut plus prétendre à l'enfance, même si l'on en crève d'envie. C'est l'âge où tout semble plus simple, et où pourtant tout est plus compliqué. Vingt ans c'est l'âge d...