11.12 : Alexandre
Quand j'avais reçu l'appel d'Alice, je n'avais pas hésité une seconde. Ma chance légendaire voulait que ma cousine Leïla fût chez moi, ce jour-là. Elle consentit à me prêter sa voiture. Je savais où habitait Alice grâce à son frère.
Je ne savais rien de la situation des Weber, hormis qu'ils étaient aisés. Mais en voyant Alice accourir vers moi, en larmes, et en apercevant son père derrière elle, je sus que j'avais pris la bonne décision. Alors j'avais roulé en silence, offrant à mon amie l'intimité dont elle avait besoin. Je souffris en silence d'entendre ses pleurs.
Elle s'enferma ensuite dans le mutisme et je dus la soutenir pour monter jusqu'à mon appartement. Leïla nous y attendait, une cannette de bière en main. Elle écarquilla les yeux en nous apercevant et je lui offris un sourire d'excuse. Je guidai Alice jusqu'à la chambre d'amis minuscule où dormait ma cousine depuis deux jours. Je l'aidai à s'allonger, ôter ses chaussures et s'installer. J'avais l'impression qu'elle était en état de choc mais elle était si calme que je ne savais pas quoi faire.
Je décidai de rester près d'elle pour le moment, prudent.
— Je vais dormir un peu.
Je la toisai, surpris, mais elle m'ignora complètement et se retourna. Comme je ne savais pas quoi dire pour la réconforter, je tapotai sa cuisse et me relevai.
— Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.
Elle ne répondit pas, mais je lui faisais confiance. Je refermai la porter derrière moi et y collai mon oreille, au cas où elle changerait d'avis. Mais je n'entendis que ses pleurs, encore, et mon cœur se serra.
— Comment va-t-elle ?
Ma cousine m'attendait sur le canapé. Je m'affalai à côté d'elle, éreinté par la situation.
— En état de choc, je crois. Mais elle parle, c'est déjà ça non ?
— Le plus important c'est de ne pas lui forcer la main. Laisse-lui du temps pour se remettre et ensuite elle décidera.
Je fronçai les sourcils et lui tapai l'épaule.
— Tu as l'air de t'y connaître, couz' !
— Tu te souviens ma colloc', Méline ? Elle a été diagnostiquée en dépression cette année. Donc ça fait trois ans que je m'occupe d'une dépressive.
Je sifflai, impressionné. Je n'avais vu Méline qu'une fois, quand toute la famille était montée à Paris pour aider Leïla à s'installer. Comme elle avait eu une enfance difficile, ma mère s'était presque toujours occupée d'elle, je la voyais surtout comme une sœur. Malheureusement elle avait décidé de monter à la capitale pour ses études, et maintenant on ne se voyait plus autant.
— Je vais appeler son frère.
C'était la meilleure chose à faire : lui saurait sûrement ce qu'il se passait. Leïla m'encouragea et je me levai pour m'isoler dans ma chambre. Je ne savais pas trop comment annoncer ça à Ange. Hello, euh, ta sœur s'est enfuie de la maison et elle ressemble à zombie donc, euh... Bah viens.
Il se trouva que ce fut exactement ce que je lui dis. Je ne connaissais pas bien Ange, nous n'avions encore jamais été tous les deux. Il m'avait fait une bonne impression mais j'ignorais si l'inverse était vrai, et je ne me sentais pas à l'aise.
Je revins l'attendre dans le salon. Leïla avait allumé la télévision, insistant sur le fait qu'un bruit de fond était toujours mieux qu'un silence de plomb. Ange mit presque une demi-heure pour arriver, accompagné par Gabriel.
— Désolé les gars, j'ai interrompu un rencard ?
Ange ne me répondit pas mais Gabriel me fit signe que ça allait. Je guidai son petit-ami jusqu'à la chambre d'amis et refermai derrière lui pour les laisser seuls.
Nous nous retrouvâmes à trois assis dans le canapé. Leïla scrutait Gabriel du regard, amusée, et mon ami évitait le sien soigneusement. Ils ne s'étaient rencontrés que deux fois, mais ma cousine retenait tous les visages qu'elle rencontrait.
— Alors, Gabriel, enfin maqué ? lança-t-elle.
Je grimaçai, embêté pour mon ami. Leïla était plus au moins au fait du « cas Chevalier » et je savais qu'elle ne pensait pas à mal, mais je n'étais pas certain que Gabriel supporte les taquineries. Je l'avais vu faire une crise pour moins que ça.
— Oui. Il... Il m'aide beaucoup.
Le pauvre garçon était rouge pivoine et je poussai un peu ma cousine, la fusillant du regard. Elle était du genre à craquer pour les gars maigre et mignons, mais c'était surtout pour les embêter ensuite. Je me lançai dans un combat de regards avec ma cousine, la poussant à capituler. Elle lâcha un soupir théâtral et reporta son attention sur la télévision qui diffusait une mini-série.
Un peu plus tard, Ange sortit enfin de la chambre. Nous le regardâmes tous les trois, peut-être avec trop d'insistance parce qu'il roula des yeux. Il vint s'installer sur le sol, ses grandes jambes étalées de par et d'autre de la table basse.
— Alors ? demanda Gabriel.
Je saluai son courage.
— Elle n'arrive pas à dormir, mais elle a besoin de se reposer.
Personne n'ose commenter quoi que ce soit, jusqu'à ce que Leïla, dans toute sa délicatesse, ne pose la question qui fâche :
— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?
J'aimerais lui dire que ça ne la concernait pas, que nous n'avions pas à le savoir si l'intéressée ne nous disait rien. Mais je savais, au fond, que c'était grave : Alice avait changé depuis notre première rencontre. Beaucoup trop pour que je ne remarque rien, pour que personne n'y fasse attention. Même Gabriel semblait particulièrement inquiet pour elle. Je ne le lui faisais pas remarquer, mais il se rongeait les ongles depuis tout à l'heure.
Ange se braqua un peu, sans doute agacé par le sans-gêne de cette fille qu'il ne connaissait même pas. Mais il devait penser que la situation était trop grave pour qu'il se taise, parce qu'il soupira et se redressa.
— Mon père nous bat depuis qu'on est gamins. Il a forcé ma sœur a sauté deux classes au lycée et lui met une pression monstre sur les épaules. Il a dû piquer une autre crise de colère...
Nous fûmes tous très embarrassés. Je me doutais que ce devait être un problème familial, mais je n'avais pas imaginé que ce pût être si grave. Je me remémorai la Alice que j'avais rencontré, lumineuse et dynamique, gentille. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.
— Depuis quelques semaines, ça a empiré. J'ai quitté la maison parce que je ne supportais plus d'y vivre, mais Alice voulait absolument rester, parce qu'elle devait soutenir notre mère... Je suppose qu'il lui a d'autant plus mis la pression. Comme elle avait l'air d'aller bien quand on se voyait, je n'ai pas imaginé qu'elle pût être aussi mal. Mais quand je l'ai vu, tout à l'heure... J'ai peur qu'elle fasse une dépression.
Mes poings serrés sur le tissu de mon pantalon, j'écoutais Ange nous expliquer la situation. J'avais grandi dans une famille aimante, élevé dans la tolérance et l'amour. La situation des enfants Weber me révoltait et je n'étais pas le seul. Leïla me jeta un coup d'œil. Je savais que la dépression était un sujet sensible, à cause de sa colocataire. Elle qui était venue en vacances à la maison, elle se retrouvait à nouveau confronté à ça.
— Je suppose que maintenant elle viendra habiter avec toi...
C'était Gabriel qui avait parlé, d'une voix tremblante. C'était un garçon sensible et je ne doutais pas qu'il se retenait d'en faire tout un drame. Le moment était mal choisi pour ramener la situation à soi.
— Ce sera à elle de décider. Alexandre, je ne vois toujours pas pourquoi elle t'a appelé toi, mais si ça ne te dérange pas, tu pourras l'héberger en attendant ? Peut-être que changer radicalement d'environnement la distraira.
Je me retins de grimacer. Ange ne devait pas savoir qu'Alice et moi avions eu un rendez-vous, il y a quelques mois... forcément, le fait qu'elle se trouvât chez moi en cet instant devait lui paraître étrange.
Malgré notre premier rendez-vous raté, Alice et moi n'avions pas perdu le contact et elle me plaisait toujours. J'étais flatté que ce soit moi qu'elle ait appelé, et non pas son frère.
Après une longue discussion sur ce qu'il nous fallait faire, Ange et Gabriel prirent congé. J'appris qu'ils sortaient d'un cours de théâtre quand je les avais appelés, et je ne pus m'empêcher d'exprimer ma surprise. Gabriel comédien, il y avait de quoi s'étonner. Ils me proposèrent de venir voir celui de la semaine prochaine et j'acceptai, réellement curieux.
— Gabriel a l'air d'aller bien mieux.
Je me tournai vers Leïla quand les deux tourtereaux furent partis, et me servis une bière dans la cuisine. Elle avait raison, mon ami avait presque l'air serein ces temps-ci, ce qui, venant de lui, était une grande avancée. Gabriel Chevalier était plutôt du genre angoissé, d'habitude.
— Après des années à nous convaincre qu'il n'était pas gay, le voilà dans les bras du prince charmant.
Ma cousine rit de mon commentaire et je l'accompagnai. J'étais presque certain qu'à notre prochaine réunion de groupe, Ada ne se privera pas de charrier notre ami commun.
— Je suis désolé Leïla, tu vas devoir partager ta chambre...
— Quoi, c'est pas ta copine ? Mince, je croyais que...
— Non pas du tout !
Je dus avoir l'air très embarrassé parce que Leïla ricana, achevant de me gêner.
— C'est... J'ai eu un rendez-vous avec elle, une fois, mais ça n'a pas marché. On est quand même resté en contact.
— Et elle te plaît ?
Là, je ne répondis pas. Ma cousine avait tendance à trop s'immiscer dans mes affaires, même si j'étais certain que mon silence lui donnera sa réponse.
Vers dix-neuf heures, je partis voir Alice. Elle ne dormait pas, le visage éclairé par son portable. Quand la porte grinça, elle se tourna vers moi. Je fus soulagé de voir qu'elle allait déjà mieux.
— Salut, tentai-je.
— Salut.
— On va bientôt faire à manger donc, euh... je me demandais si tu voulais nous rejoindre.
Elle ne me répondit pas tout de suite, prenant le temps de se redresser et de réfléchir. Enfin, elle acquiesça et se leva du lit. Je la guidai jusqu'au salon et ma cousine lui fit une place sur le canapé.
— Hello, Leïla, se présenta-t-elle, en tendant sa main.
Du coin de l'œil, je les observais. Alice hésita avant de serrer sa main en retour.
— Alice.
Je les laissai faire connaissance en me concentrant sur notre repas. Si ma spécialité était la pâtisserie, j'étais quand même assez bon en cuisine. Je ne me souvenais plus du nombre de fois où j'avais cuisiné pour ma famille, plus jeune. Maintenant que je vivais seul, pour être plus proche de mon lieu d'étude, et la cuisine avait perdu beaucoup de son intérêt. J'aimais, par conséquent, inviter des amis afin de cuisiner pour un petit comité.
Nous nous mîmes à table et je fus heureux de voir qu'Alice allait mieux. Leïla s'occupait de faire la conversation et je réalisai qu'elle était plutôt douée avec les dépressifs. C'était l'habitude sans doute, mais elle avait l'air de savoir ce qu'elle faisait. Nous mangeâmes dans une bonne humeur générale et Alice resta même avec nous pour regarder un film ensuite. Je supportais assez mal la solitude, j'étais donc assez heureux d'avoir de la compagnie. Nous ne parlâmes pas des problèmes d'Alice, ni de ce qu'il faudrait faire ensuite. Nous aurions tout le temps pour ça, plus tard. Secrètement, j'espérais qu'Alice resterait un peu ici.
Comme si elle lisait dans mes pensées, elle se tourna vers moi et m'offrit un petit sourire, que je lui rendis.
Je risquais de m'habituer à cette collocation à trois.
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Grandiose
General FictionUn jour ou l'autre, nous avons tous vingt ans. Vingt ans. C'est l'âge où l'on ne peut plus prétendre à l'enfance, même si l'on en crève d'envie. C'est l'âge où tout semble plus simple, et où pourtant tout est plus compliqué. Vingt ans c'est l'âge d...