— Punaise Tad mais concentre-toi, merde !
J'imagine que Mike n'a pas tort même si ça m'emmerde prodigieusement qu'il me place face à ma médiocrité du soir. Je suis à la guitare pourtant, et j'adore sortir de ma zone de confort puisqu'habituellement je tiens la basse dans le groupe.
Mais voilà : je n'arrive pas à me sortir Svetlana Lujic du crâne depuis ces quelques instants trop brefs pendant lesquels j'ai pu savourer sa proximité dans cet ascenseur. J'ai attendu aussi longtemps que possible qu'elle vienne voir mon grand-père mais j'ai dû me résigner à quitter la clinique sans avoir pu vérifier s'il lui restait un peu de ce trouble que j'avais cru déceler dans ses prunelles furieuses.
Je pourrais lui envoyer un texto. Si je n'avais pas aucune raison de lui envoyer un texto.
En même temps, ce genre de considérations ne m'arrêtent jamais d'habitude et je ne suis pas vraiment du genre à m'embarrasser de prétextes lorsque je veux quelque chose ou quelqu'un mais avec cette fille, je ne sais pas sur quel pied danser.
Elle me perturbe et me déboussole et ...
— Merde Tadzio, tu fous quoi, là, tu es censé tenir, là ! Tu sais, avec ce truc à cordes que tu as entre les mains ?
...et vient pourrir ma répétition de ce soir alors que notre enregistrement et surtout notre tournée approche.
Je jette un regard rapide à Simon puisque c'est lui cette fois-ci qui vient de me prendre en défaut.
— Désolé, les mecs. On reprend si vous voulez.
— Non on reprend pas, justement. Tu as de la merde dans le cerveau, là. Donc on va faire une pause, tu vas boire un coup, fumer ta clope et tu en profites pour nous raconter comment elle s'appelle.
Voilà le problème quand vous bossez avec vos meilleurs potes dont un que vous connaissez depuis l'école primaire. Ils savent avant moi que je suis perturbé.
Et même pour quelle raison.
Je pose ma B.C. Rich Mockingbird bleue électrique, une de mes guitares préférées avec les Lee Paul personnalisée que me fabrique Gibson ou la Martin D18E de 1959 de Cobain que j'ai pu racheter à prix d'or aux enchères. Avec la première guitare acoustique dénichée par mon grand-père quand j'avais 8 ans, ce sont préférées.
Celle du jour m'a été offerte, comme beaucoup d'autres de ma collection, par mon parrain...et probablement un de mes ex-futurs beaux-pères potentiels, si ma mère qui les aime pourtant plus âgés qu'elle ne détestait pas encore plus que moi l'idée de la fidélité et du couple. Rien de moins que Slash lui-même.
Cela dit, remuer de vieux souvenirs ne dissuadera pas Mike et Simon de me cuisiner ce soir. Et même si j'estime n'avoir pas grand-chose à leur raconter, j'imagine que si je veux avoir la paix, j'ai plutôt intérêt à m'excuser auprès du reste de l'équipe et à aller boire cette bière.
Une demi-heure plus tard, attablé à la table isolée que Pat, le patron, nous réserve toujours lorsque nous annonçons notre venue dans son bar tranquille du vieux Brooklyn, situé juste à côté de notre studio, je n'ai pas progressé d'un iota dans mes réflexions. En revanche, Mike et Simon, ces deux abrutis, ont l'air de plutôt bien se marrer.
Eux.
— Tadzio le tombeur qui craque pour une intello qui n'aime pas les hommes. Tu aimes la difficulté, mon lapin.
Simon est plutôt un mec sympa d'habitude. Mais là, il me cherche.
— Je veux bien croire que le fait qu'elle n'aime pas les mecs soit un vrai sujet. Mais le côté intello, tu m'expliques en quoi c'est un problème ?
— La nana est bac + je sais pas combien et polyglotte avec ça. Elle doit commencer à bosser juste quand tu te couches et employer des mots tellement compliqués entre deux opérations que tu risques d'avoir besoin de Wikipédia sous la table si elle te parle. Tu es certain que tu veux vraiment continuer de t'accrocher ?
— J'ai peut-être pas particulièrement brillé en classe, Monsieur le fils de bonne famille. Mais j'ai pas l'impression d'être le dernier des abrutis non plus. Et puis elle me plaît, ça ne s'explique pas.
— Whaou. Si on m'avait dit que j'entendrais ça un jour. Et je n'ai jamais dit que tu étais un abruti, espèce d'idiot !
Mike s'esclaffe et son air réjoui me donne envie d'être désagréable. Sauf que Mike est mon pote et qu'il n'a pas souvent eu l'occasion d'avoir une mine réjouie. Donc je laisse passer.
— Détends-toi mec. J'ai dit qu'elle me plaisait. Pas que je t'ai demandé d'être mon témoin, hein. Je veux la sauter, là, ça te parle plus ?
Un peu réducteur sans doute. Plus qu'un peu même, si j'étais honnête. Mais je n'ai ni envie de le reconnaître devant eux, ni envie de m'obliger à en prendre conscience. Parce que cela impliquerait d'admettre que je suis encore plus dans la panade que ce que pensent mes potes.
— Ça me parle plus et ça me dit que tu es vraiment encore plus mal barré que prévu alors. Parce que vouloir juste « sauter » une lesbienne, c'est vraiment avoir un gros mental...
— Bon alors disons qu'elle me plaît un peu plus que ça.
Simon tend sa bière en direction de Mike qui trinque avec empressement. Ils me gonflent sérieux.
— Vous servez à rien, je vous jure.
— Je sers à te dire d'oublier, Tad.
Le grand brun aux yeux saphir qui me fait face insiste. Encore une fois, je m'étonne de cette ressemblance improbable avec Jim Morrison jeune.
— C'est pas pour toi, une fille comme ça. Tu es au courant que les préférences sexuelles, ça ne se décide pas ? Elle te dit qu'elle aime les femmes et, petite info, malgré ta gueule d'ange, tu n'en es pas une. Et en plus vous n'avez rien à voir, tu baignes dans ce milieu depuis que tu es né, tandis qu'elle a sûrement dû bosser comme une acharnée pour devenir chirurgien ici.
Simon s'interrompt pour boire une gorgée de sa bière avant de poursuivre.
— Je ne comprends même pas à quoi tu joues, alors que tu pourrais séduire n'importe quelle autre fille. Alors, perdre ton temps et ton énergie à quelques semaines de notre tournée, pour une grosse tête dont tu auras oublié le nom à peine commencé le premier concert, je vois pas l'intérêt.
— Simon a raison, Tad. Passe à autre chose. De toute façon, dès que ton grand-père sera sorti, tu l'auras oubliée.
Ils ont peut-être raison. Cette fille n'est sûrement pas pour moi. Trop chiante, trop futée, trop bêcheuse.
Trop lesbienne. Surtout pour quelqu'un d'aussi certain de vouloir conserver son pénis que moi.
Ou peut-être pas.
Peut-être que justement ça me plaît qu'elle soit bosseuse, inflexible.
Peut-être aussi qu'elle m'amuse avec ses grands airs. Et qu'à force de la voir travailler comme une acharnée, chaque fois que je passais voir mon grand-père, elle a forcé mon respect.
Et peut-être, surtout, que j'aime assez ça, qu'elle soit totalement insensible à ma célébrité comme à mon supposé sex-appeal.
C'est un défi, stupide sans doute. Mais c'est aussi la garantie qu'elle ne sera pas malhonnête, même s'il ne se passera probablement rien entre nous.
En tout cas, ni le fait de reprendre, avec plus de concentration, les répétitions du trémolo que j'ai consciencieusement massacré tout à l'heure, ni celui de rentrer à presque trois heures du matin dans un cab dont le chauffeur me raconte sa vie, ne me permet pas de me sortir du crâne le petit nez froncé du docteur aux grands airs.
Chanteur décédé du groupe Nirvana
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TRY BABY
RomanceUne star du rock qui n'a pas l'habitude qu'on lui résiste. Surtout quand il s'agit d'une femme. Une jeune chirurgienne brillante habituée à se battre pour réussir. Et qui n'est pas du tout attirée par les hommes. Découvrez la rencontre explosive, se...