— Là, vous voyez, c'est une sculpture qui a été conservée après le 11 septembre. Elle est cabossée mais toujours là. C'est supposé être un symbole du fait que New York n'a pas été détruite par le terrorisme, même si elle a été meurtrie.On est en train de se diriger vers un banc situé face à l'Hudson dans le Battery Park. La voix de Tadzio, déjà naturellement basse, est encore plus étouffée par le fait qu'il s'adresse à moi en regardant ses pieds, sans doute pour éviter de croiser le regard d'un fan susceptible de le reconnaître.
Je devrais être sensible à sa volonté de me faire découvrir sa ville, surtout dans de telles conditions pour lui. Mesurer la chance qui est la mienne d'avoir un type aussi talentueux et aussi connu comme guide touristique. Mais je suis encore un peu exaspérée de constater que j'ai, une fois de plus, cédé.
Je ne cède pas, en principe. Je bosse, je décide, j'ordonne.
Mais avec Tadzio, j'ai l'impression que rien ne se passe comme d'habitude.
— Arrêtez de ruminer, Petrouchka.
C'est quoi encore, ce surnom ridicule ?
— Je ne suis pas Russe, Steadman. Je suis Serbe. Et même si j'étais russe, il est super nase, votre surnom. Une fois de plus.
Un rire amusé me répond. Juste avant qu'il ne replonge dans la contemplation passionnée de ses pieds, tandis qu'un groupe de jeunes filles arrivent en face de nous.
— OK. On recommence alors.
Ce faisant, le groupe passé, et tout en continuant de se diriger vers un banc vide au bord de l'Hudson, il tourne son visage dans ma direction. Contrastant avec les reflets mercure du fleuve, la couleur de ses iris, qui rappelle autant la clarté de l'eau que le gris du ciel au crépuscule, est saisissante.
— Arrêtez de ruminer, Belgrade.
— Je suis tellement atterrée que je ne sais pas si je dois vous féliciter d'avoir quand même de vagues notions en géographie. Ou me sentir épuisée de constater que vous ne vous arrêtez jamais.
— En principe, je m'arrête. Mais avec vous, j'ai envie de continuer.
Il y a un message subliminal ou pas, là ? Avec lui, je ne sais plus. Tout est jeu et provocation mais je n'ai aucune envie de m'entendre dire à nouveau que je serais érotomane.
Bref, je laisse filer et contemple le fleuve.
— Je ne rumine pas.
— Si vous ruminez. Vous faites la gueule depuis que vous savez que vous devez diner avec moi. Et vous étiez tendue comme c'est pas permis durant tout le trajet à moto, je n'ai jamais transporté une fille aussi raide que vous.
Nan mais il se prend pour qui le sex symbol de mes deux ?
— Je ne suis pas raide, Steadman. Je déteste la moto et en effet, j'avais d'autres plans.
— Eh bien, maintenant que nous sommes descendus sains et saufs de cette moto et que cela vous a permis de me peloter à votre guise (je le fusille du regard : si je me suis agrippée à son ventre, plat au demeurant, c'est uniquement pour ne pas tomber), puisqu'on on est ici, on pourrait peut-être profiter, non ? Le banc vide, là, ça vous dit ? On peut un peu discuter et ça nous laissera le temps de chercher un resto ensemble. Vous en dites quoi ?
J'en dis.... J'en dis qu'il a sans doute raison. Que je pourrais être un peu moins rétive et un peu plus agréable. Qu'il doit y avoir pire que de découvrir ce coin mythique de New York, dans lequel je ne suis encore jamais allée, en compagnie d'un artiste au succès planétaire qui a commencé à jouer au guide pour me raconter sa ville.
— J'en dis que le banc me va très bien.
— Et que vous promettez d'être sage et agréable ?
Il me cherche quand même, non ?
Bon, son sourire est canaille mais gentil. Enfin, je crois. Dans le doute, quand même, je vérifie.
— Vous me cherchez, Tadzio ?
Il se marre au lieu de me répondre. Je le savais.
— Je promets de faire un effort pour que la soirée se déroule aussi bien que possible, je réponds en esquissant un sourire parce qu'il est tellement insupportable qu'il arrive à me faire rire et que je n'arrive même plus à le dissimuler. Mais je rajoute une condition, je poursuis en observant deux jeunes types qui repartent d'un food truck situé un peu plus loin.
— Pourquoi ça ne m'étonne pas, marmonne Tadzio. Laquelle ?
— Je ne veux pas de resto. On dîne ici. On se balade éventuellement. Et vous me ramenez chez moi ensuite.
— Ici ? mais...
— Je n'ai pas eu le temps de déjeuner, je suis trop affamée pour chercher et trouver un autre endroit où dîner puis attendre qu'on nous serve. Et j'opère tôt demain donc je ne compte ni boire ni me coucher tard.
Comme il ne répond pas, malgré cet argument pourtant super percutant, j'ajoute avec un sourire narquois :
— C'est vous qui m'avez prise à l'improviste. Ce soir n'est pas la meilleure manière de procéder pour un premier dîner en amoureux, Steadman.
— Comme on a dit qu'on faisait une trêve, je ne vais pas rebondir sur le double sens possible de tout ce que vous venez de me dire, pas vrai ?
Je réfléchis trois secondes pour me rappeler mes mots précis. Et retiens un gémissement de honte face à son expression moqueuse. Il me retourne un sourire taquin.
— J'ai dit que je ne relèverai pas ... Donc ça me va, de dîner ici, si vous ne craigniez pas la fraicheur du soir. Mais il n'y a que des food trucks ici. Je voyais autre chose qu'un hot dog.
— J'adorerais manger un hot dog, je l'interromps précipitamment.
Je salive rien qu'à l'idée d'ailleurs mais je me garde de le lui dire, j'ai des limites et Dieu sait ce qu'il pourrait encore trouver à imaginer de salace.
— Je n'en ai jamais mangé, je précise pour tenter de le convaincre.
Ses yeux incroyables s'écarquillent et je me demande combien de personnes l'ont complimenté sur ses iris spectaculaires.
— Jamais ? Mais vous êtes à New York depuis quand ?
— Presque cinq mois. Mais je bosse. Et puis je ne me suis pas trop promenée jusqu'à présent. Enfin, un peu quand même mais seule, c'est grisant au début. Moins ensuite.
Mais je joue à quoi, là ? Je ne vais pas pleurer en plus, tant que j'y suis.
— OK. Ne bougez pas et gardez le banc au chaud. Je vais vous récupérer votre saucisse, Madame l'hétérophobe... me lance-t-il, en grimaçant d'un air entendu.
— Je savais bien que vous trouveriez un truc complétement stupide à dire ! je lui crie tandis qu'il s'éloigne, tête toujours basse mais éclat de rire bien audible, vers le food truck et ses hot dogs.
Allez savoir pourquoi, je souris encore comme une idiote quand je me détourne pour retourner à ma contemplation de la Statue de la Liberté.

VOUS LISEZ
TRY BABY
RomanceUne star du rock qui n'a pas l'habitude qu'on lui résiste. Surtout quand il s'agit d'une femme. Une jeune chirurgienne brillante habituée à se battre pour réussir. Et qui n'est pas du tout attirée par les hommes. Découvrez la rencontre explosive, se...