Assis les mains jointes dans le canapé qui lui était destiné, Victor ne parlait pas.
— Comment allez-vous aujourd'hui, monsieur Brunet ?
Le docteur, entre deux âges, l'observait au-dessus de ses lunettes rondes, confortablement installé sur son fauteuil, un carnet posé sur ses jambes croisées et un stylo à la main.
La première fois que Victor avait pénétré dans la pièce, il avait failli faire demi-tour avant même le début de la séance tant l'endroit rassemblait tous les clichés qu'il se faisait d'un cabinet de psychiatre. Mais puisqu'il avait pris la peine de se déplacer il était resté et depuis il venait deux fois par mois.Victor ne pensait pas être le genre de personne à avoir besoin d'un psy. A quarante-cinq ans passés, après toutes les épreuves que la vie lui avait infligées et qu'il était – croyait-il – parvenu à surmonter, il essaya encore une fois de rebondir tout seul. Il fallut toute la persuasion d'Arnaud, Flore, mais aussi de Garance, pour qu'il regarde la réalité en face et accepte de se faire aider, sous peine de basculer d'un simple état dépressif à une véritable dépression. Maintenant qu'il avait entreprit le chemin il se demanda si sa vie aurait été différente si dès le départ il avait bénéficié de soutien psychologique.
A la mort de sa mère, il avait vu son père se débattre avec le chagrin. Il se souvenait vaguement s'être dit qu'il ne devait pas montrer le sien. Son instinct d'enfant lui avait soufflé que s'ils se laissaient aller tous les deux à la douleur ils ne s'en sortiraient pas. On avait dit alors qu'il était courageux, et encore bien petit, que c'était presque une chance dans le malheur, les enfants étaient résilients à cet âge, il remonterait vite la pente ! Alors Victor s'était fait oublier, et leurs proches s'étaient appliqués à consoler son père. Ça n'avait pas très bien fonctionné et un an après ils avaient tout plaqué pour aller vivre loin de la ville, dans un village aux portes de l'Espagne que son père avait traversé une unique fois auparavant sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, à l'occasion d'un pèlerinage qui se révéla salvateur pour son deuil. Il avait vendu tout ce qu'il possédait, ce qui leur avait permis de redémarrer avec quelques économies en poche. Commerçant dans l'âme, il avait ouvert un magasin de souvenirs artisanaux pour les touristes de passage, qu'il tenait toujours malgré l'âge de la retraite passé. Au fil des ans il s'était fait une place dans le village et pouvait compter sur une poignée d'amis fidèles.
A l'adolescence Victor n'avait plus supporté cette vie et il mit tout en œuvre pour y échapper, imputant parfois la colère qui grondait en lui à ce cadre idyllique mais qui l'étouffait et dans lequel son père faisait partie. Celui-ci ne comprit pas ce besoin qu'avait son fils de s'extraire de cette non-vie et ils s'éloignèrent peu à peu. Sans vraiment se fâcher, leurs chemins devinrent si différents qu'ils ne se croisaient jamais.
Les choses changèrent un peu à la naissance de Lola. Victor assista amer à l'éclosion d'une complicité grandissante et infaillible entre sa petite fille et son père. Enfin en paix et heureux, le grand-père offrit à la fillette toute l'attention et la tendresse qu'il n'avait pas été en mesure de donner à son propre fils quand il avait le même âge. Ça avait été un crève-cœur pour les deux lorsqu'ils étaient partis vivre à Miami, quand Carla obtint une promotion pour laquelle elle avait travaillé dur et qui ne se refusait pas. Timothée était né là-bas et avait très peu vu son grand-père. Après le divorce, l'aînée des deux enfants était en âge de choisir où elle voulait vivre et elle n'avait pas hésité une seconde quand son père avait émis son intention de rentrer en France.
Victor savait sans avoir jamais vraiment compris à quel point la première période de sa vie avait été traumatisante pour lui. Alors qu'il était venu pour parler de Clémentine, il raconta son enfance au docteur, qui n'avait pas mis longtemps à saisir que c'était un point de départ nécessaire et l'avait encouragé à aller jusqu'au bout de la démarche, peu importe le nombre de séances nécessaires.Au début du mois de décembre, Victor fut prêt.
— J'ai l'impression qu'elle m'a échappé, confia-t-il au docteur.
— Vous pensez qu'elle est partie pour s'éloigner de vous ?
— Non, je sais bien que non...
— Mais vous vous sentez responsable.
— Je me dis que si j'étais à la hauteur elle n'en serait pas là aujourd'hui. Ça fait cinq semaines et elle est toujours anéantie.
— Soyez patient. Il y a des étapes nécessaires pour surmonter ce qu'elle a subi.
— D'accord, mais pourquoi traverser ça seule ? Je pourrais l'aider, je sais que je le pourrais !
— Vous m'avez dit qu'elle est avec sa fille. Elle n'est pas seule. Ce qui vous gêne ce n'est pas sa prétendue solitude, c'est qu'elle ait choisi d'entamer sa reconstruction sans vous.
— Evidemment que ça me gêne ! C'est normal, non ? J'ai totalement perdu sa confiance.
— Vous vous voyez comme son ami, son amant peut-être, parce que c'est ce que vous étiez quand tout allait bien. Mais depuis pour elle les choses ont changé. Avant l'ami et l'amant, probablement qu'elle voit l'homme que vous êtes.
— Et donc ? Ça veut dire quoi, ça ?
— Monsieur Brunet. Vous-même venez de me dire que vous éprouviez de la culpabilité face aux circonstances, alors que vous n'y êtes pour rien. C'est compréhensible, vous avez vécu une situation anormale, votre cerveau cherche à rationaliser les événements, il n'accepte pas la fatalité. Ne trouvez-vous pas acceptable qu'elle nourrisse des sentiments similaires ?
— Mais c'est absurde. Elle sait comment ça s'est passé.
— C'est justement ce que je veux que vous compreniez. Elle est vraisemblablement encore dans une phase de déni, qui peut durer longtemps. Et vous, vous ne serez pas en mesure de l'épauler efficacement tant que vous n'aurez pas accepté aussi ce qui est arrivé, sans essayer de changer les choses ou votre perception des choses. C'est le travail que vous devez faire tous les deux, à votre rythme, avec votre vécu de l'épreuve qui bien évidemment n'est pas le même.
— Donc je ne fais rien ?
— Dans tous les cas n'essayez pas de changer qui vous êtes. Restez vous-même et continuez d'écouter et respecter ses volontés. Ça sera long, mais si elle le veut et qu'elle est bien accompagnée, alors elle s'en sortira.Après ce rendez-vous frustrant, Victor se livra avec plus de plaisir à une nouvelle habitude devenue régulière chaque semaine : il appela Garance. Ils s'envoyaient des messages si régulièrement que l'historique dans le téléphone de Victor comportait désormais plus d'échanges avec la fille qu'avec la mère.
— Comment elle va ?
— Mieux, je trouve. Elle a retrouvé de l'appétit, et a même pris du plaisir à cuisiner. Elle est enfin allée courir aussi. Depuis le temps que je lui disais que ça lui ferait du bien !
— Bon. C'est bien.
— Ouais, sinon elle ne sort quasi pas de l'appart, à part pour se rendre chez sa psy. Elle n'arrête pas de se plaindre qu'elle est un boulet pour moi, qu'elle me gêne...
— C'est le cas ?
— Non ! Ça ne va pas ou quoi ?
— Garance, je comprendrais que ça soit difficile pour toi. Quand on commence la fac en général on a d'autres préoccupations que de retrouver sa mère dans son studio le soir après les cours !
— Je ne dis pas que c'est simple tous les jours, c'est sûr. Mais bon, elle finira par aller mieux, n'est-ce pas ? Et puis, je ne suis pas toute seule à m'occuper d'elle, tu es là, aussi. Nos échanges m'aident à tenir le coup, vraiment.
— Tu parles ! J'ai l'impression de ne servir à rien. Elle sait au moins qu'on s'appelle, tous les deux ?
— Non... Je n'ai pas osé lui parler de toi depuis que tu es venu à l'hôpital... Je crois qu'elle n'est pas prête, je suis désolée.
— Je comprends, ne t'inquiète pas.
Victor ne comprenait pas vraiment, mais l'adolescente n'y était pour rien. Il raccrocha en lui faisant promettre comme à chaque fois de l'appeler aussitôt si Clémentine avait besoin de lui.Victor n'avait pas vu ni parlé à Clémentine depuis le week-end qui avait suivi sa libération.
Les efforts qu'avec Garance ils avaient fournis avaient fini par payer puisque comme ils l'avaient deviné Christophe s'était retranché avec Clémentine dans la maison héritée de son père. Quand la police était arrivée sur place ils avaient trouvé Clémentine attachée, seule. Christophe était mort. Acculé, ayant réalisé l'ampleur de la gravité de ses actes, il s'était suicidé, sans prendre la peine de défaire Clémentine de ses chaînes. Victor évitait de penser à ce qu'il serait advenu d'elle s'ils ne l'avaient pas localisée à temps. Une ambulance l'avait transportée à l'hôpital où elle avait enfin pu se reposer. Mis à part la fatigue, physiquement elle allait bien. Psychiquement c'était autre chose. Au-delà du choc de l'enfermement et de la peur de mourir, Victor avait appris que Christophe l'avait forcée à faire l'amour. Le médecin de l'hôpital lui avait précisé que ça s'appelait un viol, mais le mot lui faisait encore peur. Elle passa donc deux jours alitée, avec sa fille et son ex-mari à son chevet. La présence d'Olivier dérangea énormément Victor, mais Garance – plus que Clémentine, qui passa l'essentiel de son hospitalisation à dormir – avait besoin de son père, et ça, il le respectait. Il rongea donc son frein et attendit quelques jours avant de lui rendre visite. Alors qu'elle ne lui avait pas envoyé le moindre message pour donner de ses nouvelles, il aurait dû se douter qu'elle ne l'accueillerait pas les bras grands ouverts, mais il ne s'était pas imaginé qu'elle décide de couper les ponts.
Elle le lui annonça dès sa sortie de l'hôpital. Il l'avait conduite chez elle et avait espéré qu'une fois un cadre un peu plus intime retrouvé elle se serait davantage confiée à lui. Attentif et prévenant, il avait fait tout son possible pour la mettre en confiance. Mais elle lui annonça froidement qu'elle ne voulait plus d'homme dans sa vie. Qu'elle avait besoin de temps pour comprendre pourquoi une telle chose lui était arrivé à elle, et que s'il n'était pas capable de l'attendre alors c'était fini entre eux. Il lui avait juré que bien sûr il l'attendrait, le temps qu'il faudrait, mais elle n'avait pas semblé réceptive et avait catégoriquement refusé qu'il la prenne dans ses bras. Il essuya le même refus quand il lui demanda s'il pourrait l'appeler pour prendre de ses nouvelles. Il l'avait laissée et la peine qu'il ressentit à ce moment-là ne l'avait pas quittée depuis.Quelques jours plus tard Garance l'informa qu'elle partait à Toulouse pour sa rentrée à la fac, et que sa mère venait avec elle.
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Dans l'ombre du démon (Demain nous appartient - Clemor - ROMAN)
FanfictionQuand Victor décida de charmer Clémentine, il n'imaginait pas être pris au piège de ses émotions. Pouvait-elle être celle qui le soulagerait de la souffrance du deuil ? Serait-il capable de l'aider à affronter ses angoisses ? Avait-il droit au bonhe...