Les derniers kilomètres avaient toujours un parfum particulier. Alors que le trajet sur l'autoroute était particulièrement monotone, les quarante-cinq minutes sur la route départementale qui plongeait vers le sud avaient pour Victor un goût d'enfance.
Il s'était arrêté sur la route pour avaler un steak-frites et se dégourdir les jambes, et n'avait pas senti le temps passer en enchaînant les coups de fils pour le boulot, son téléphone connecté au système mains-libres de sa voiture. Il passa Toulouse en s'efforçant de ne pas penser qu'il ne s'était pas trouvé si proche de Clémentine depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus, il y avait déjà plusieurs mois de ça, et arriva à destination sans encombre en fin d'après-midi.
Son psy voyait d'un bon œil son escapade basque, et l'encourageait sans cesse à casser sa routine. Selon le spécialiste Victor avait tendance à s'enfermer sur son quotidien, et avait besoin de respirer, afin de prendre du recul sur sa situation. Le médecin n'avait pas dit « passer à autre chose » mais Victor l'avait entendu comme tel et il commençait doucement à imaginer ce que serait sa vie si Clémentine n'en faisait définitivement plus partie. Mais il n'était pas prêt pour cette éventualité alors il continuait à converser avec Garance régulièrement. Il apprit ainsi que Clémentine commençait à s'ouvrir un peu, même si elle n'envisageait pas encore un retour à Sète ou la reprise d'une activité professionnelle.Comme à chaque fois qu'il pénétrait dans son ancienne maison, Victor se demanda pourquoi il n'y venait pas plus souvent. Malgré leurs désaccords passés, et l'urgence qu'il avait connue plus jeune à s'extraire de cet enfermement, il avait toujours ressenti – parfois malgré lui – un sentiment réconfortant en venant ici. Comme si le lieu, plutôt qu'une cellule, était en fait un cocon protecteur. En tout cas plus les années passaient, plus il percevait les choses ainsi et comprenait de mieux en mieux pourquoi son père y était heureux. Pour la première fois cependant il envia franchement la simplicité de cette vie paisible.
Il était arrivé par l'entrée principale de la boutique – déserte à cette heure –, faisant tintinnabuler la clochette au-dessus de la porte. De l'arrière-salle un escalier menait à l'appartement au-dessus, où son père vivait et l'attendait. On pouvait également y accéder depuis une porte indépendante à l'extérieur, mais le commerce était quasiment ouvert en permanence, si bien que personne n'empruntait jamais cet accès. Même les jours d'hiver comme cet après-midi de décembre-là, alors que les touristes se faisaient rares, le détaillant levait son rideau tous les matins, et accueillait ses voisins commerçants ou ses amis retraités et ils passaient le temps à refaire le monde en buvant du café. C'est du moins l'impression qu'en gardait Victor. L'odeur du breuvage étrangement mélangé à celui des bougies parfumées et savons artisanaux était pour lui caractéristique du lieu.Homme de peu de mots, Jacques Brunet embrassa son fils brièvement mais avec chaleur. Victor ne fut pas surpris de constater qu'ils n'étaient pas seuls. Son père mettait à disposition les chambres vacantes de son logement pour les pèlerins ou randonneurs de passage. L'hiver ils étaient moins nombreux bien sûr, mais un jeune couple de sportifs téméraires se trouvait là. Ils marchaient depuis plusieurs jours déjà en profitant de la douceur exceptionnelle du mois de décembre cette année-là ; ils espéraient fêter Noël de l'autre côté de la frontière espagnole. Ils resteraient dormir et partiraient de bonne heure le lendemain matin. Le récit de leurs aventures sur les chemins divertit à merveille leurs hôtes, Victor ne s'était pas senti aussi détendu depuis des semaines. La fatigue accumulée sur la route et ce relâchement nouveau eurent raison de lui ; il se coucha de bonne heure et dormi d'une traite d'un sommeil profond.
Père et fils passèrent la journée du lendemain en tête-à-tête à préparer leur réveillon du soir, qu'ils choisirent de célébrer simplement tous les deux. Plusieurs amis leurs avaient offerts une place à leurs tables, mais ils déclinèrent poliment. Ils partagèrent ces rares moments entre eux pour profiter d'être ensemble, même s'ils ne disaient pas grand-chose : ni l'un ni l'autre n'était de nature à faire des confidences.
La semaine s'écoula paisiblement, Victor combla le déficit de sommeil creusé les semaines passées dont il souffrait. Il consacrait une heure ou deux chaque matin à ses emails mais occupait les après-midis par de courtes promenades alentour, profitant des rayons froids du soleil d'hiver. Souvent le soir un ami passait sans prévenir et finissait par s'attabler pour un repas improvisé, quand ce n'est pas eux qui étaient conviés. Victor retrouva ainsi quelques vieilles connaissances, le plus souvent des camarades de son père qui l'avaient connu enfant. A l'instar d'Arnaud, ses propres copains d'alors étaient tous partis, à quelques exceptions près qui étaient restés dans la région et avaient fondé de belles familles.
Tout ce joyeux monde se retrouva chez l'un d'entre eux le soir de la Saint-Sylvestre et en un rien de temps l'année maudite se termina. Chacun avait apporté sa spécialité ou une bouteille si bien qu'ils se remplirent copieusement la panse de longues heures durant. Entre le fromage et le dessert – le temps que les estomacs se distendent – Michel, le meilleur boulanger du village, attrapa sa guitare. Aussitôt son épouse le rejoignit et poussa la chansonnette, entraînant avec elle une partie des invités, qui reprirent en chœur les plus célèbres refrains du répertoire de la variété française. Victor les écouta avec plaisir, mais déclina fermement les sollicitations de sa voisine qui l'incitait à se joindre à eux. Nathalie ne changeait pas. A chaque fois que Victor la voyait elle était semblable à elle-même, telle qu'il l'avait connue au lycée. Ils s'étaient rencontrés alors qu'ils n'avaient guère plus de 16 ans, et ensemble ils avaient connu leurs premiers émois. Leur histoire s'était arrêtée quand Victor était parti, mais ils avaient toujours gardé de l'affection – voire du désir – l'un pour l'autre, jusqu'à avoir quelques fois renouer pour une nuit lors d'un des rares passages de Victor à Saint-Jean... Cette fois Victor flirta mais résista aux charmes des yeux bleus de Nathalie, et de sa belle chevelure blonde dont il était tombé amoureux adolescent, que pour l'occasion elle avait relevé sur le haut de sa nuque dans un chignon sophistiqué que venait égayer quelques paillettes dorées, comme celles qui parsemaient le décolleté de sa robe de taffetas noire.
La fête ne battait pas son plein qu'à Saint-Jean : Garance adressa un SMS à Victor en plein milieu de la nuit accompagnée d'une photo d'elle entourée d'amis, visiblement éméchés dans un bar de nuit, et il se réjouit de constater qu'elle s'amusait. Il lui souhaita tout autant de bonheur pour la nouvelle année. C'est fou comme parfois elle lui rappelait Lola.Le 2 janvier au matin, Victor prenait un solide petit déjeuner en prévision de la route qui l'attendait. Il avait à peine décroché un mot depuis qu'il s'était levé, ce qui n'échappa pas à l'œil paternel.
— Je n'ai pas l'impression que tu aies très envie de rentrer chez toi ! constata Jacques.
— Non, pas vraiment ! Ça m'a fait du bien, d'être ici.
— Je vois ça, tu as l'air un peu moins crevé qu'en arrivant. Pourquoi tu ne restes pas quelques jours de plus ?
Victor fit une pause pour évaluer la proposition, mais il ne pouvait pas se permettre d'accepter.
— Je ne peux pas, j'ai du boulot, on reçoit les gars de Gênes cette semaine, avec Arnaud.
— Et alors ? Il ne peut pas se débrouiller tout seul, Arnaud ?
— Enfin, je ne peux pas le planter, ça fait des mois qu'on bosse sur ce dossier !
— Vu le peu d'enthousiasme que ça provoque chez toi, tu n'as pas dû t'amuser beaucoup ces derniers temps...
— C'est du business, Papa, pas un jeu.
— Depuis quand ce que tu fais ne t'amuse plus ? Aux dernières nouvelles c'était boulot boulot boulot avec toi, et tu adorais ça ! Pardon d'insister, mais si enfin tu réalises que tu pourrais faire un break, je ne vois pas ce qui t'empêche de décaler ton retour. C'est l'avantage d'être son propre patron, non ? D'ailleurs, tu sais ce que j'en pense, tu aurais déjà dû laisser tomber tout ça après Lola.
— « Tout ça » comme tu dis, c'est ma vie ! Ce n'est pas si facile, Papa. J'aurais dû faire comme toi quand Maman est morte ? Tout abandonner du jour au lendemain ?
— Si ça te rend plus heureux, oui.
— J'ai tout perdu, quand j'ai perdu Lola. Avec Timothée chez sa mère, le boulot c'est tout ce qu'il me reste.
— Foutaises ! Ça t'occupe, c'est tout. Ton travail c'est ce que tu as, pas ce que tu es. Ça n'est pas parce que tu es bon dans ce que tu fais et que les affaires marchent que tu dois t'en satisfaire. Ça te plaît réellement ? Tu t'épanouis dans tout ça ? C'est quoi, ton but, continuer comme ça jusqu'à l'âge de la retraite ? A quoi bon gagner autant d'argent si tu ne t'arrêtes même pas pour en profiter ? Si tu veux mon avis ça sera trop tard, tu vas te réveiller un matin et te demander ce que tu as foutu. Tu devrais faire autre chose que travailler autant.
— Ah oui ? Comme quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas, te trouver une femme pour commencer. Ça te ferait du bien, de pouvoir te reposer sur quelqu'un.
Victor rit jaune, il n'en croyait pas ses oreilles.
— C'est vraiment le conseil que tu me donnes ? Alors que tu ne veux pas entendre parler de retraite ? Et que tu n'as jamais refait ta vie depuis la mort de Maman ? Pardon, mais c'est l'hôpital qui se fout de la charité !
— C'est différent ! Je te parle de trouver la femme de vie, comme ta mère l'était pour moi. J'ai toujours su que ce que j'ai vécu avec elle je ne le revivrais avec aucune autre. Le seul regret que j'ai c'est qu'elle soit partie trop tôt, mais je chéris les moments qu'on a partagés. Je souhaite à tout le monde de rencontrer son âme sœur dans la vie, même si c'est pour un instant seulement. Et toi, excuse-moi mais entre ton américaine et l'avocate, ce n'était pas vraiment ça.
— Pfff, tu es vraiment impossible.
— Quoi ? Ose me dire que je n'ai pas raison.
— Carla m'a donné Lola et Timothée.
— Bien sûr, et je lui suis reconnaissant de cela. Mais je ne te parle pas de ça, tu peux faire des enfants à une femme sans sentiments. Je te parle de passion, de désir qui ne faiblit pas, de contentement profond quand l'autre est là, de complicité aussi, de savoir que quoi qu'il se passe on est deux. C'est tout cela dont je rêve pour toi, mon fils. Tu n'es pas fait pour être tout seul, tu as trop d'amour à donner, tu en as toujours eu.
— Donner, c'est une chose, mais ce que j'aimerais surtout moi en ce moment c'est recevoir, marmonna Victor.
— Pardon ?
— Non, rien.
Jacques avait parfaitement entendu, son visage se fendit d'un sourire.
— Comment ça, rien ? Il y a quelqu'un, c'est ça ? Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ! Ah, ça t'amuse de me laisser déblatérer comme ça sur l'amour ! Dis-moi tout !
Victor soupira. Il n'avait rien à cacher, mais finalement peu à raconter.
— C'est vrai, j'ai fait une rencontre. Elle s'appelle Clémentine, elle est divorcée – ou presque – et a une fille de dix-huit ans. Elle compte beaucoup pour moi, mais c'est compliqué.
— Elle est maman d'une adolescente ? Ça alors ! Ça veut dire qu'elle a ton âge ou presque, celle-ci ? le taquina son père, qui s'était souvent moqué de sa tendance à se pavaner au bras de femmes bien plus jeunes que lui.
Cependant la remarque ne fit pas rire Victor, qui n'aimait pas comparer Clémentine à ses conquêtes passées. Pour lui, elle était différente. Même de Lou, même de Carla.
VOUS LISEZ
Dans l'ombre du démon (Demain nous appartient - Clemor - ROMAN)
FanfictionQuand Victor décida de charmer Clémentine, il n'imaginait pas être pris au piège de ses émotions. Pouvait-elle être celle qui le soulagerait de la souffrance du deuil ? Serait-il capable de l'aider à affronter ses angoisses ? Avait-il droit au bonhe...