Chapitre 26

107 9 5
                                    

« Putain Clémentine, il est presque minuit ! Même si je ne comprends pas tout ce que tu traverses, j'essaie d'être là pour toi, mais si tu ne m'expliques pas un minimum je ne vois pas comment je pourrais t'aider davantage ! Dis-moi au moins où tu es, tu te rends compte que je me fais un sang d'encre, là ? Je ne crois pas avoir mérité ça. ».
Victor regretta son message aussitôt après l'avoir enregistré sur la boîte vocale du téléphone de Clémentine. Il se dit qu'il n'aurait jamais dû prononcer ces mots, il aggravait sûrement son cas. Mais il était en colère. Il était retourné travailler vers 14 h, et avait tenté en vain de la joindre dans le milieu de l'après-midi. Il ne s'en était pas formalisé, et avait commencé à se tracasser seulement en rentrant le soir, alors qu'elle n'était pas à la maison, et qu'aucun post-it ne l'attendait dans la cuisine. Un énième appel resta sans réponse, ainsi que les SMS qu'il lui adressa ensuite tout au long de la soirée.
L'inquiétude s'était muée en agacement quand il réalisa qu'il ne savait même pas ce qu'elle lui reprochait. Sa patience avait des limites.
Une heure plus tard, Victor veillait dans le séjour. Il ne parvenait pas à se résoudre à aller se coucher sans savoir où était Clémentine. Plus tôt dans la soirée il s'était même rendu à son appartement pour vérifier si elle s'y trouvait, même s'il y avait peu de chances pour que ce soit le cas. Il hésita à contacter Garance, mais si la jeune fille n'avait pas eu de nouvelles de sa mère, elle s'inquiéterait aussi alors qu'il n'y avait probablement pas de raison.
Il faisait tourner entre ses mains un verre dans lequel il s'était versé une généreuse rasade de whisky. Chaque gorgée qui brûlait dans sa gorge anesthésiait ses émotions, le berçant dans l'illusion de contrôler la situation.
Clémentine finit par rentrer, et, sous les yeux écarquillés de Victor, se débarrassa lentement de son manteau et de ses chaussures, comme si de rien était. Elle posa son téléphone et ses clés sur la console de l'entrée et pénétra dans le séjour en se frottant les mains pour se réchauffer. Victor s'était levé dès qu'il avait entendu la porte s'ouvrir, et attendait des explications. Le nez et les joues de Clémentine étaient rosies par le froid, il en déduisit qu'elle avait passé tout ce temps dehors. Le printemps – précoce cette année-là – s'était installé, mais les nuits étaient encore fraîches. Néanmoins son ressentiment retomba un peu.
Clémentine avisa en culpabilisant l'allure débraillée de Victor : le col de sa chemise – qui sortait de son pantalon – était ouvert et ses yeux injectés de sang, aussi bien à cause de la fatigue que de l'alcool qu'il avait ingéré. Il se tenait tendu comme un arc, les poings serrés le long de son torse.
— J'étais à la plage, énonça-t-elle pour devancer la question qu'il ne manquerait pas de poser.
Les épaules de Victor s'affaissèrent.
— Ne me refait jamais ça ! lâcha-t-il. J'étais mort d'inquiétude !
— Quoi ? Ce n'était pas prudent de ma part de me balader seule à cette heure ? Tu crois que quelqu'un aurait pu m'enlever ? demanda-t-elle, sarcastique. Deux fois, ça ne serait pas de chance quand même.
Victor n'était pas d'humeur à rigoler, pas après l'angoisse dans laquelle il avait été plongé toute la soirée.
— Je suis sérieux. Tu es partie bouleversée, j'ai craint que tu fasses une connerie !
— Tu as eu peur que je me fiche en l'air ?
— Eh bien, oui !
— Comme si je manquerais à quelqu'un. J'y ai déjà pensé, tu sais ? Parfois je me dis que ça serait si facile.
La nonchalance de Clémentine et le ton indifférent avec lequel elle s'exprimait affola Victor. Elle avait baissé les armes.
— Ne dis pas des horreurs pareilles ! Tu as pensé à Garance ? A moi ? On t'aime, Clémentine, tu n'as pas le droit de nous abandonner !
Au prénom de sa fille, elle releva la tête et une étincelle passa dans ses yeux, qui aussitôt s'embrumèrent.
Ils étaient toujours tous les deux plantés dans l'entrée. Elle glissa sa main dans celle de Victor et le guida jusqu'au canapé du salon. Au passage, elle attrapa le verre de whisky qu'elle lampa en grimaçant avant de s'asseoir.
— Je t'ai dit que j'ai participé à un groupe de parole pour les victimes de trauma comme le mien quand j'étais à Toulouse ? demanda-t-elle.
Victor hocha la tête. Il avait trouvé que c'était une bonne idée, mais elle ne lui avait pas raconté davantage ce qu'il s'y disait.
— La plupart des femmes que j'ai rencontrées là-bas ont réussi à se reconstruire en reprenant leur travail. Retrouver leurs habitudes, une routine, leur a permis de passer au-delà de leur statut de victime. Mais moi j'ai la boule au ventre rien qu'à l'idée de retourner au lycée, et ça me désespère. Pourquoi je stagne alors que d'autres arrivent à surmonter leur viol ?
— Il faut du temps, tu y arriveras...
— J'en ai marre d'entendre ça, le temps ne peut pas tout. Je ne te l'ai pas dit mais je suis allée au lycée pendant que tu étais aux Etats-Unis, Sandrine voulait me voir. Après son appel j'étais motivée, je me sentais prête ! Mais en passant devant les terrains de sport en arrivant j'ai compris que je ne reprendrai jamais les cours dans cet établissement. Imagine que c'est là que Christophe est venu me chercher quand il m'a enlevé ! Je l'ai revu comme si c'était hier, accourir pour me prévenir que ma fille avait censément eu un accident. Du coup avec Garance à Toulouse et toi parti, je n'avais rien à quoi me raccrocher, alors je me suis enfermée ici. Et j'ai fait le ménage à fond. Je sais ! C'est stupide ! Mais sur le coup ça m'a libéré l'esprit alors j'ai recommencé plusieurs fois quand je sentais les angoisses monter. Je n'avais pas idée que ça puisse poser un problème, je suis désolée.
Victor balaya cette remarque d'un geste. Avec tout ce que Clémentine racontait, les états d'âmes de madame Jacqueline faisaient pâle figure.
— Viens, il faut que je te montre quelque chose, dit-il en se levant.
— Maintenant ?
— Tu as envie de dormir ?
— Non.
— Alors suis-moi.
A son tour, Victor prit Clémentine par la main et l'entraîna dehors. Il ouvrit la portière côté passager de sa voiture, et Clémentine prit place en silence.
A cette heure, les rues de Sète étaient désertes et Victor les emmena rapidement à destination.
— Victor... hésita Clémentine en reconnaissant l'endroit, alors qu'il stationnait le véhicule.
— Attends, ne dis rien encore, je vais t'expliquer, l'interrompit-il.
Clémentine obtempéra et se tut en attendant que Victor trouve dans sa poche les clés qu'il cherchait. Quand il y parvint, il lui demanda de patienter et disparut à l'intérieur quelques instants. Les lumières éblouirent Clémentine lorsqu'il revint la chercher. Encore une fois, leurs doigts s'entrelacèrent alors qu'ils entraient dans la salle. Tous les deux avaient conscience de ce simple contact qui s'opérait naturellement entre eux sans cesse et les rassurait. Clémentine parce qu'en absorbant la chaleur de la peau de Victor elle se sentait vivante, et Victor parce qu'ainsi il s'assurait qu'elle ne lui échappait pas.
— Victor... répéta Clémentine.
Cette fois elle resta sans voix non pas parce qu'il le lui demandait, mais parce qu'elle ne savait pas quoi dire.
Face à elle, des dizaines de machines alignées – tapis de course, vélos elliptiques, rameurs – attendaient d'être utilisées. Certaines étaient encore emballées dans le plastique protecteur dans lequel elles avaient été livrées, d'autres semblaient prêtes à l'emploi. Depuis que Clémentine avait visité les lieux, tous les murs avaient été repeints en blanc et le linoléum usagé avait été remplacé par du parquet flottant.
Alors qu'elle avait les larmes aux yeux, Victor lui lâcha la main pour mieux l'entourer de son bras.
— Ce n'est peut-être pas le lycée qui t'aidera à rebondir, dit-il. Après tout, tu avais déjà des envies de changement avant, non ? Sinon on ne serait pas là ce soir, et nous ne nous serions même pas rencontrés. Je ne t'en ai pas parlé avant parce que tu m'avais signifié avoir mis un coup d'arrêt au projet, mais je pensais que peut-être tu changerais d'avis, alors j'ai pris l'initiative de poursuivre en attendant.
— Je ne sais pas quoi dire...
Ils marchèrent lentement à travers la salle, leurs pas résonnant dans l'espace désert.
— Dis-moi juste que je n'ai pas fait de bêtise.
— Non ! C'est génial ! J'ai tellement repensé à cet endroit ces derniers temps. Mais je croyais les locaux perdus et tout recommencer à zéro... ça me paraissait insurmontable.
— Tu sais ce que je crois ? Tu as peur de te lancer. Mais tu es prête ! Ce projet tu l'as toujours chevillé au corps, au fond tu sais exactement ce que tu as à faire, j'en suis persuadé !
Symboliquement, il lui glissa dans la main l'énorme trousseau de clés ouvrant toutes les portes : de l'entrée principale qu'ils avaient emprunté aux vestiaires, en passant par le bureau adjacent où elle pourrait tenir sa comptabilité et gérer toute la partie administrative à laquelle elle ne pourrait pas échapper.
— Voilà, à toi de finir maintenant. Tout est aux normes, les gros travaux sont terminés, y compris les vestiaires, tu verras. Je n'ai pas osé faire les finitions, je ne savais pas qu'elle identité tu veux donner au lieu. J'ai demandé à Garance si elle avait une idée des couleurs ou du style que tu souhaitais mais elle n'en savait rien non plus !
— Tu as fait ça ? C'est adorable ! J'envisageais la couleur verte, qui symbolise notamment le renouveau et la résilience.
— C'est une bonne idée !
— Ça m'inspire encore plus maintenant.
— Donc ça te dit de continuer ?
— Tu m'aideras ?
— Bien sûr.
— Alors, oui.
Elle fit encore un tour entre les machines endormies, peinant à réaliser qu'il ne tenait qu'à elle de les mettre en route. Elle se tourna vers Victor qui l'observait évoluer, visiblement soulagé qu'elle adhère aux choix qu'il avait fait.
— Je ne sais pas comment te remercier, confia-t-elle.
— C'est pourtant simple. Te regarder donner une âme à cette salle me suffira amplement. Il me tarde de t'y voir, je suis certain que tu y seras comme un poisson dans l'eau. Tant que tu ne me demandes pas de transpirer sur ces engins ! ajouta-t-il en désignant un appareil qu'il avait commandé, mais n'avait aucune idée de comment il fonctionnait ni à quoi il servait précisément.

Dans l'ombre du démon (Demain nous appartient - Clemor - ROMAN)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant