Chapitre 3

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***Henriette***

La mer. La houle. L'air salé. C'était là que je voulais vivre.

Cette vaste étendue d'eau qui recouvrait notre Terre, cet immense territoire inconnu où voguaient les plus beaux bâtiments* de la marine française... Les marins y étaient libres de voyager, de naviguer sur ces formidables bateaux. De manger, de se divertir, de vivre, quoi !

— Mlle Henriette ! me rappela à l'ordre ma préceptrice.

Je m'étais endormie pendant la leçon de français. Je sursautai vivement et dis sans m'en apercevoir :

— Parez à tribords !

— Encore en train de rêver ! me houspilla ma maîtresse. Je ne peux plus rien tirer de vous ce jourd'hui. A demain.

A l'annonce de cette bonne nouvelle, je m'élançai au dehors de la pièce sous les cris de Mme. de Pointillac -"Quelle sauvageonne !"- et me ruai dans ma chambre pour me changer. Là, à la place de ma robe, je mis un pantalon moulant, que j'avais moi-même fait, et une chemise ample, serré d'un corps**. Je m'attachai les cheveux en une queue de cheval négligée et sortis de la pièce aussi brusquement que j'y étais entrée. Je déboulai devant la porte du salon où ma mère et mon père se reposaient.

— Henriette ! s'exclama ma mère. Quelle est cette... tenue ?!

Je l'ignorai car il était vrai que le contraste entre elle, qui portait nombre de jupons, et moi, qui n'avais presque rien sur la peau, était flagrant et déconcertant. Mon père ne dit rien, et ce fut pour cela que je m'inclinai respectueusement devant lui. C'était le seul qui me comprenait.

— Père, le saluai-je. Je pars en ville. Je vous souhaite une excellente après-midi.

Et je sortis, sans accorder un regard à celle qui m'avait mise au monde. Je n'aimais point que l'on me critique, encore moins venant de ma mère. C'était mon caractère, je ne faisais que l'accepter sans l'empêcher de faire de ses manières.

Ayant parcourue toute la demeure en courant, j'étais arrivée à l'écurie. Je sellai Orage, un étalon impétueux et imbu de sa personne. Je l'adorais pour son trait de personnalité, et aussi pour une passion commune de la liberté. Je l'enfourchai sans plus attendre et nous galopions vers la ville de Saint-Malo. Il était deux heures de relevé*** et le soleil tapait. Je n'avais pas pris de masque, me moquant de gâter mon teint. Au contraire, cela ferait une raison de plus à ma mère de me dédaigner. Vous vous demandiez certainement pourquoi je prenais tant de plaisir à faire hurler ma mère : il se trouvait qu'elle ne m'avait jamais aimée, donc moi non plus. C'était aussi simple que cela. Mon père voulait un fils, mais j'étais venue avant que son espoir ne se réalise. Il avait été déçu, certes, mais j'avais montré mon refus pour les règles que ma mère tentait désespérément de m'apprendre (en vain) et il m'avait admiré pour cela. Je le savais, même s'il ne l'avait jamais dit. Tout le contraire de ma mère qui s'acharnait quand même à me donner des leçons avec cette bique de Mme. de Pointillac qui n'avait rien à faire de moi, depuis le début de nos cours. Et chaque fois que je rentrais de la ville, crottée et échevelée, ma "très douce" mère me "complimentait" pour ma tenue, et s'empressait de demander à Mme. de Pointillac de m'apprendre la décence et le goût pour les jupes, jupons, bustiers et autres attiferies de ce genre, que je ne saurais citer. Evidemment, je m'endormais dès la première énonciations de règle de bonne manière. Pour moi, seuls être courtois dans son langage et manifester son intérêt pour les choses importantes comptaient.

Orage courait aussi vite que le vent et nous ne faisions qu'un. Souvent, quand j'étais en colère et prête à la déchaîner sur le monde, mon cheval m'emmenait loin de la demeure de mes parents et je fracassais tout ce que je trouvais sur mon passage : branche, feuille, et même mon chapeau...

En arrivant en ville, l'air salé de la mer me saisit tout de suite. Lui et moi étions les meilleurs amis du monde. Sans lui, ma vie n'avait plus de goût, et c'était la seule chose qui me réconfortait. Je me dirigeai vers le port où de somptueux voiliers accostaient. Un capitaine descendit du bord de l'un d'eux et je le vis, triomphant de sa nouvelle conquête. Effectivement, il avait amarré deux bateaux hollandais pourvus de marchandises comme le tabac, les épices, l'or... Le Capitaine Hardillac était au service du roi de France, il devait donc donner sa part au pays, puis à l'armateur, et enfin à son équipage. Si tout cela était fait, même le dernier des mousses avait sa prime. Quand le capitaine parada, victorieux, je me sentis petite. Vraiment petite.

Car j'avais juste quinze ans.


*bâtiments : navires

**corps : corset

***deux heures de relevé : 14 heures 

ChavirerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant